Le contexte actuel. Une information publiée en exclusivité sur le site internet du journal luxembourgeois Le Quotidien jeudi dernier1 mentionnait que la Chapelle de Wim Delvoye, œuvre permanente installée au Mudam depuis son ouverture en 2006, sera peut-être prochainement démontée. Le musée refusant toute communication sur la question, la nouvelle est pourtant confirmée par d’autres sources sûres. Le démontage de la Chapelle étant prévu pour le début du mois de mai 2018, cet article revient sur l’histoire et l’importance de cette œuvre emblématique pour le musée et pour le pays.
L’histoire de l’œuvre. Nous sommes en 1995, l’architecte Ieoh Ming Pei, qui travaille depuis quelques années sur le projet du futur Mudam, doit revoir ses plans et réduire les dimensions du musée. Il conçoit à ce moment, au premier étage du musée, un espace2 un peu en retrait car en dehors du circuit « obligatoire » des expositions, qu’il destine aux réunions du Conseil d’administration du musée.
Cinq ans plus tard, en 2000, Marie-Claude Beaud, est nommée directrice de l’institution : elle est chargée entre autres de préparer l’ouverture du musée qui aura lieu en juillet 2006. Observant que l’espace dédié à l’art dans le musée est particulièrement restreint, elle décide de remplacer cette salle de réunions (qui n’ont lieu que tous les deux mois) par une œuvre d’art. Elle demande alors à l’artiste belge Wim Delvoye – dont l’envergure internationale est indéniable, mais aussi dont l’amitié avec le Grand-Duché du Luxembourg remontre à longue date3 – de concevoir pour cet espace une œuvre dont les visiteurs du musée pourront profiter tous les jours d’ouverture et de manière permanente.
L’œuvre. Wim Delvoye conçoit alors la Chapelle. L’œuvre en question occupe environ vingt mètres carrés, elle est faite de métal coupé au laser et agrémentée de vitraux. Quand on y pénètre advient la surprise puisqu’une imagerie assez inattendue a remplacé les thématiques habituelles des vitraux : « Pour Mudam, Delvoye conçoit une chapelle d’inspiration gothique, tout en métal, et ornée de vitraux à l’imagerie subversive. L’artiste décline l’autocitation en verres noirs, gris et colorés. Doigts d’honneurs, baisers, intestins humains, squelettes de Cloaca sont radiographiés et accèdent ainsi au statut de vitraux païens. Ces morceaux de viande passés aux rayons X dévoilent leur message athée grâce à la lumière que le vitrail transfigurait autrefois en divin. Grimaçants et cyniques, les crânes, les ossements et leurs dérivés se paient le luxe de pouvoir être interprétés comme autant de vanités modernes »4. Mais il est aussi impossible de distinguer le sexe, l’âge ou l’origine ethnique des personnes qui sont passées au crible des rayons X de l’artiste. Deux lectures sont alors possibles et même complémentaires : la première, antiraciste et anti-homophobe, consiste à évoquer l’universalité de l’amour, des fonctions organiques et du corps humain ; la seconde, plus insolente et impertinente, dotée d’un implacable humour noir, consiste à penser que Delvoye se joue, sur le ton assez juste de la dérision, des règles qu’imposent l’Église catholique et les normes socio-culturelles du politiquement correct – d’autant que les squelettes que nous apercevons appartiennent à des vivants, voire même de bons vivants qui mangent, s’embrassent, « envoient chier le monde » ou font l’amour.
Geste baroque, attachement à la fois respectueux et critique à notre culture européenne commune, irrévérence, inspiration, interprétation, cette œuvre est caractéristique du travail de l’artiste qui crée par appropriation, détournement, mixage et assemblage, par l’alliance de l’hommage et de la subversion, du sacré et du profane, de l’artisanat et de l’industrie, de la science et de la religion, du « grand art » et de la scatologie. Wim Delvoye déploie en effet un art qui détourne, en les citant constamment, la mythologie, le folklore, Walt Disney, mais aussi l’histoire de l’art – des cathédrales gothiques aux sculptures du XVIIe et du XIXe siècles, de Bosch à Brueghel, Magritte et Duchamp ou Warhol – tout en proposant un regard lucide et amusé sur l’actualité.
Le triomphe de l’œuvre d’art. C’est probablement pour toutes ces raisons que l’œuvre a tant de succès : la Chapelle fait ainsi partie de l’identité du Mudam, elle est la raison de la visite du musée pour un grand pourcentage de son public ; elle devient le cadre d’une très belle scène entre Daniel Auteuil et Leïla Bekhti dans le film Avant l’hiver de Philippe Claudel ; mais elle est surtout adoptée par le public qui la qualifie de « sa » chapelle et qui la publie à une fréquence inédite dans les réseaux sociaux. En sortant du cercle fermé des spécialistes ou amateurs avisés, l’œuvre réussit en effet l’un des plus grands défis de l’art contemporain ; et elle devient à ce titre un emblème du musée et même l’un des attraits touristiques du Luxembourg.
Le démontage de l’œuvre d’art. Cette décision hâtive et sans explications interroge. Quels que soient les objectifs de ce projet – la reconquête par le Conseil d’administration d’un espace que l’architecte avait conçu pour celui-ci, la privatisation accrue d’un musée public à travers la création d’espaces dits « éducatifs » qui peuvent également servir à des réceptions, un choix artistique (la liberté de programmation) de la nouvelle directrice Suzanne Cotter, qui serait tout à fait compréhensible s’il était exprimé en prenant en compte les sensibilités spécifiques à l’histoire singulière de ce musée – ; le démontage de l’œuvre n’étant pas accompagné par l’installation d’une autre œuvre d’art équivalente, il contribue au rétrécissement de l’espace destiné à l’art dans l’institution publique la plus importante qui est censée lui être consacrée. Ne serait-ce pas plus urgent d’investir dans la continuité de l’histoire du musée afin de renforcer son identité plutôt que de continuer à l’affaiblir par des ruptures incessantes et incohérentes ? Quoi qu’il en soit, il reste encore un mois et demi pour aller visiter cette œuvre importante et forte.