Un juge américain a fait droit récemment à une plainte de Chanel contre plusieurs centaines de sites Web auxquels la marque de luxe reprochait d’offrir à la vente des produits de contrefaçon. À priori, on pourrait être tenté de penser, au vu d’une telle description, qu’il s’agissait d’une intervention normale à l’encontre d’infractions contre la propriété intellectuelle. En réalité, la décision du juge, qui a autorisé la saisie par Chanel des noms de domaine incriminés et a ordonné leur désindexation par les moteurs de recherche et réseaux sociaux, a laissé la blogosphère bouche bée devant tant d’ignorance quant au fonctionnement d’Internet. Le juge a cité Facebook, Twitter, Google+, Bing, Yahoo et Google, mais a précisé que sa mesure concernait « tous » les moteurs de recherche et réseaux sociaux.
Le blog de technologie Ars Technica a eu beau jeu de se moquer du juge du Nevada Kent Dawson, qui a manifestement décidé de frapper un grand coup sans se soucier des détails techniques qui auraient pu le freiner dans son ardeur. Le juge a accepté de traiter au cours d’une seule affaire les plaintes contre plusieurs centaines de sites distincts, sans juger bon de faire comparaître ne serait-ce qu’un seul de leurs propriétaires, se contentant des constatations d’un enquêteur du Nevada pour arriver à ses surprenantes conclusions.
Ars Technica rapporte qu’après avoir obtenu une ordonnance contre une première série de quelque 700 noms de domaines, la marque de luxe a pu y ajouter, à la mi-novembre, une liste de 228 noms additionnels qui ont pu être considérés comme passibles de la même peine après avoir été reconnus comme trempant dans le trafic d’objets de contrefaçon. Tout cela ressemble étrangement à de la justice sommaire.
À ce jour, les grands moteurs de recherche n’ont pas donné suite à la décision de ce juge, qui depuis le Nevada, croit pouvoir régenter le Net à l’échelle mondiale. Un juge américain est-il en mesure de décider la saisie d’un nom de domaine international ? Après tout, les noms de domaine de type .com ou .net sont certes gérés par un organisme américain mais ouverts par définition aux organisations du monde entier. Ces noms ont pourtant pour la plupart effectivement été saisis. Les listes qui ont été soumises au juge Dawson comprenaient aussi des noms de domaine d’autres pays, ce qui ne l’a pas gêné pour ordonner leur saisie et leur transfert au gestionnaire de noms de domaine Go Daddy – on peine à voir sur quelles bases une telle saisie pourrait être justifiée en-dehors des États-Unis. Un moteur de recherche, même si son siège est aux États-Unis, peut-il accepter qu’un juge américain détermine la désindexation d’un site hébergé hors des États-Unis et ouvert a priori aux internautes du monde entier ? Quand bien même la démarche de Chanel serait légitime quant au fond pour protéger sa marque, cette « victoire » juridique est en réalité un désastre en matière de gouvernance.
La décision du juge témoigne surtout de l’exaspération croissante ressentie par certains milieux aux États-Unis face à l’insolente résistance d’Internet contre toutes les tentatives de le mettre au pas. Une exaspération dont témoignent aussi les efforts en cours pour faire adopter au Congrès une législation anti-piratage, le Stop Online Piracy Act (SOPA), qui est censée venir en aide aux ayants-droits et protéger les emplois qu’ils créent, mais qui pour beaucoup revient à introduire une dangereuse censure sur Internet et risque même de mettre à mal la structure technique au cœur de son fonctionnement, le système des noms de domaine.
Si les ayants-droits continuent d’obtenir ce genre de décisions de justice sommaires, il ne sera peut-être même pas nécessaire pour eux de poursuivre leur guérilla parlementaire pour faire passer la législation anti-piratage de leurs rêves. Mais la lutte contre le piratage ne signifie pas qu’on puisse faire fi des procédures élémentaires ni ignorer délibérément la nature globale d’Internet.