Parce que l’écriture d’un livre nécessite du temps et de la patience, la littérature paraît commenter le réel avec un temps de retard qui, dans un monde où l’information circule dans une instantanéité de tous les moments, pourrait être synonyme de crise, voire d’arrêt de mort.
C’est ce à quoi faisait référence Giorgio Agamben, qui pense que l’homme est toujours en porte-à-faux avec le contemporain, qu’il est en décalage par rapport au réel, dans un temps de latence souvent bénéfique : imaginez un monde où le milieu littérature aurait accéléré son rythme de production, inondant le marché des innombrables journaux intimes de tous ces confinés qui ont cru se découvrir écrivains dès mars 2020, par un coup de baguette magique. Surtout, ce décalage permet de prendre la mesure et le poids de ce qui agite le monde, de transcender un phénomène de société en en déployant l’universalité, en l’allégorisant. C’est ce que fait Gaspard Koenig, finaliste du Goncourt, dans Humus, qui raconte un exode rural sur fond de changement climatique et d’un monde qui s’effondre : lors d’une conférence du professeur Marcel Combe, Arthur fait la connaissance de Kevin, avec qui il développera une étrange passion pour les lombrics, tous deux réalisant que c’est à travers le vermicompostage qu’ils pourront restaurer la vitalité des terres et, ce faisant, sauver le monde.
Bien que les deux viennent de milieux on ne peut plus différents – le père d’Arthur est un juriste connu, Kevin a grandi dans le dénuement et dans l’ennui limousin –, l’attraction mutuelle les liera un temps avant que les liens de l’amitié, ténus comme le fil d’un ver à soie, ne se rompent, Kevin se lançant avec naïveté dans une start-up dont les lecteurs se douteront qu’elle signera la fin de son innocence là où Arthur va essayer de guérir les terres démolies par son papy agriculteur.
Nourri d’une réflexion mélancolique sur un monde qui se finit et dont on sait qu’il se porterait beaucoup mieux sans l’avidité des humains, le roman de Koenig n’a pas toujours les moyens de ses ambitions : son art du dialogue tombe parfois à plat. Les personnages féminins, qui ne passeraient pas le test de Bechtel, servent surtout à alimenter la rivalité naissante entre les figures mâles. Pourtant, la colère qui anime Arthur quand celui-ci constate que, fidèle au fameux vers d’Éluard, l’homme a bien pelé la Terre comme on pèle une orange, est saisissante et permet de fermer les yeux sur un final apocalyptique dont l’hyperbole rompt avec le ton du roman.
Autre histoire d’un envol qui se brise, le Québécois Kevin Lambert raconte, dans son Que notre joie demeure tout juste récompensé par le prix Décembre, la chute de Céline Wachowski, starchitecte sexagénaire dont la réputation n’est plus à faire et qu’une récente série Netflix a parachevé de propulser au stade de Québécoise la plus connue au monde. Blessée dans son orgueil parce que sa propre ville natale ne lui a jamais confié de projet architectural digne de ce nom, Wachowski a accepté avec joie la proposition de construire le siège de Webuy, projet qui lui sera fatal. La publication dans le New Yorker d’un article sur la gentrification montréalaise corroborera ce sentiment de déclin, de déluge, qui assaille déjà la société des nantis que Lambert évoque au cours de la première partie du livre, dédiée à une soirée de fête entre riches et sur laquelle souffle un vent destructeur ils se croient épargnés.
Au cours d’un roman qui se développe en trois temps, l’auteur déroule un style que des critiques ont qualifié de proustien pour la simple raison que Lambert écrit des phrases longues. En réalité, il a bien plus recourt à la parataxe qu’à cet art de la subordonnée sinueuse pour lequel on a encensé l’auteur de la Recherche. Lambert élabore une succession de monologues intérieurs guidés par une narration omnisciente qui change de focale à tout bout de champ, dissolvant l’identité des riches en un long récit collectif joycien. Son écriture reste assez subtile pour nous faire détester, à tour de rôle, les pseudo-whistleblowers qui cherchent à faire feu de tout bois et ce monde des parvenus qu’on prend un malin plaisir à voir se mourir au détour de phrases au souffle long, rythmées comme une lente danse de l’apocalypse.
Cousin lointain et plus pacifique de l’agricole vénère de Gaspard Koenig, Julien, le narrateur de La Foudre de Pierric Bailly, est un ermite qui passe son temps à garder un troupeau de moutons dans le Haut-Jura, embrassant la vie solitaire de son grand-père John. Alors qu’il s’apprête à abandonner son mode de vie solitaire pour rejoindre sa compagne sur l’île de la Réunion, son passé le rattrape sous forme de fait divers : Alexandre, un ancien ami devenu ennemi juré à la suite d’altercations au sujet du bien-être animal, a été placé en détention après avoir assassiné un jeune villageois dont il n’a pas réussi à soigner le chien mourant et qui, faisant partie du clan des chasseurs du village où Alexandre s’est installé, laissait des animaux morts devant la maison du vétérinaire. Passionné par le procès d’Alexandre, entrant en contact avec Nadia, la partenaire d’Alexandre puis décalant son départ pour la Réunion afin de pouvoir assister au procès de son ami, Julien réalise trop tard qu’il est en train de tomber éperdument amoureux de Nadia.
Poursuivant ici plus en sourdine ses réflexions sur la paternité, Bailly met en scène un narrateur taiseux, qui bien que nous racontant dans les faits les péripéties de sa vie, nous refuse en partie l’accès à sa vie intérieure, puisqu’il se le refuse à lui-même. L’auteur réussit une fois encore à brosser, dans un style limpide et une langue simple, le portrait d’un écorché vif dans un texte puissant sur ces hasards qui font dérailler nos existences. D’où que la foudre du titre s’applique pareillement au déchaînement de la nature et des émotions qui nous assaillent.
Plus second, voire troisième degré, Luc Chomorat nous met dans la peau de l’éditeur Delafeuille, qui a pour mission de trouver Le livre de la rentrée, celui qui fera vendre. L’injonction est donc aux antipodes de ce décalage dont parle Agamben, puisqu’on cherche un produit qui s’inscrirait tellement dans le zeitgeist qu’il ne saurait plus s’en distinguer, dans une optique d’un pur produit marketing à même de rafler les prix de la saison.
Le zeitgeist étant féministe, il lui faut un portrait de femme forte. Fuyant Paris, où le neveu d’une éditrice lui soumet un manuscrit bourré de fautes qui, mimésis formelle oblige, imite une conversation à bâtons rompus de deux individus communicant sur les réseaux sociaux, Delafeuille passe quelques jours chez son ami l’écrivain Luc, dont il pense que son nouveau projet de roman pourrait faire l’affaire, puisqu’il a commencé un texte sur son épouse Delphine, aux charmes de laquelle Delafeuille est tout sauf indifférent.
Petit hic, le manuscrit de Luc s’avère d’une misogynie aussi insupportable que le comportement de l’auteur l’est envers l’épouse, qui adore préparer des apéritifs et cuisiner pour son mari. Autre petit souci, Delafeuille a déjà fait son apparition dans deux autres romans de Luc, de sorte qu’on se rendra bien vite compte que cet personnage obéit au doigt à l’œil aux phrases d’un auteur qui s’amuse à l’enfermer dans son roman.
Roman construit comme une longue métalepse dont l’univers se construit sous nos yeux, hommage aux métafictions d’un Borges ou d’un Cortázar qui rappelle par moments Travels in the Scriptorium de Paul Auster, Le livre de la rentrée est un intelligent roman-piège qui évoque la vampirisation qu’un écrivain peut faire subir à son sujet tout en pastichant ce besoin qu’éprouve l’industrie du livre à suivre l’actualité de façon irréfléchie.