La température ne cesse de monter dans l’hôtel Glubb à Cairo. Une famille autrichienne, en fuite de leur patrie ravagée par la Seconde Guerre mondiale, se retrouve coincée dans un purgatoire égyptien en attente de leurs visas, leur garantie du grand saut prophétique vers la terre promise, les États-Unis. Pour Franz Engel (Heikko Deutschmann), cette volonté de fuir l’Autriche est née avec un trauma résultant d’un enferment dans un camp de concentration qui l’a laissé infirme. Cloîtré au lit, tous ses espoirs reposent désormais sur sa femme Lili Engel (Tatiana Nekrasov), qui quémande de l’argent où elle peut, tout en vendant au fur et à mesure corps et âme afin de sauver le rêve impossible de son mari.
Flucht nach Ägypten (Fuite en Égypte) est la première pièce de George Tabori, un auteur hongrois qui a été à la fois portier dans l’hôtel Adlon à Berlin, enrôlé dans le service presse de la section Proche-Orient de l’armée britannique, romancier à Londres puis scénariste d’Hitchcock à Hollywood, avant d’écrire cette pièce qui fut mise en scène par Elia Kazan à New York. En tant qu’auteur blacklisté, il quitte l’Amérique pour devenir directeur de théâtre à Berlin et à Vienne. La prémisse en dit long sur la nature autobiographique de la pièce : Tabori était un nomade, un pèlerin qui avait comme seule patrie le théâtre.
L’hôtel, lieu de transit par excellence, lui permet de faire entrer en collision une galerie de vautours aux désirs inassouvis, qui gravite autour de cette famille autrichienne. Chacun des dix rapaces, joués pour la plupart par des acteurs luxembourgeois, leur veut la peau à sa manière. Tantôt c’est Glubb (Marco Lorenzini), le directeur d’hôtel distingué au passé familial tumultueux, qui se définit surtout par ses crédos obsessionnels formulés autour de l’argent, sa religion d’adoption. Tantôt c’est le policier local (Raoul Schlechter), l’apprenti corrompu dont l’unique souci est de payer une machine à laver à sa femme, qui lui coûte la moitié de son salaire annuel. Le directeur d’hôtel lui conseille de ne pas transpirer vu que « l’argent aime les gens calmes », avant d’entrer d’un pas sûr dans la chambre de Franz Engel. Fort de sa rhétorique malsaine, il recommande gentiment à Engel d’abdiquer de sa fierté et d’accepter que son infirmité signifie la fin de son rêve américain, la seule chose lui restant à faire étant de vendre ses cartes d’embarquement pour lui payer enfin ses dettes. Et effectivement, les souffrances de Franz Engel font de lui progressivement un monstre qui vampirise sa femme malgré lui.
Pour lui faciliter la décision, Glubb avertit Franz Engel des compromis conjugaux que Lili doit faire pour subvenir aux besoins de ses jambes cassées. Au cours de sa recherche d’argent, Lili Engel est contrainte de découvrir la maxime machiavélienne vu qu’en tant que pauvre et honnête couturière, sa seule cliente bourgeoise (Maria Gräfe) reste sur sa faim dans son opportunisme esthétique quotidien. Quant au soldat français Fleure (Serge Wolff), il est poussé par sa pulsion virile omnipotente qui lui permet de donner la vie au pieu et de l’enlever sur le champ de bataille, et meurt d’envie d’une partie de jambes en l’air avant d’aller buter de nouveau de la chair ennemie. Quand Lili lui réclame de l’argent pour un acte qui lui semble naturel et instinctif, Fleure la repousse en la qualifiant de putain. Alors que le docteur Ghoulos (Ulrich Kuhlmann) veut bien que Lili contribue à ses petits plaisirs éphémères de la vie, en échange d’un approvisionnement en morphine de son mari pour que ce dernier passe le contrôle médical censé ouvrir les portes du paradis américain à la famille Engel.
Si le parc des oiseaux exotiques qui encerclent Lili contribue tout le long de la pièce à sa caractérisation et font d’elle la reine vaincue d’avance sur l’échiquier des classes sociales, Tabori tourne longtemps autour du pot avant de révéler le cœur de sa pièce, qui a par ailleurs légèrement perdu de son actualité aujourd’hui. Le contexte migratoire européen récent s’inscrit d’avantage dans un accord de main d’œuvre entre deux pays que dans un contexte d’après-guerre immédiat. Et si le rêve américain naïf semble toujours être d’actualité grâce à la diffusion planétaire de la machine à rêves hollywoodienne, la chasse aux sorcières revêt aujourd’hui plus la forme d’une géante cellule anti-terroriste au bras de surveillance orwellien, que d’un maccarthysme rustique où l’enjeu narratif se résume à un simple contrôle médical décisif, permettant, comme dans les camps mis en place sous le IIIe Reich, de séparer les corps aptes au travail des corps infirmes à refuser. Les ramifications des migrations dans le monde d’aujourd’hui auraient plutôt requis un consul américain avec un passé d’immigré autrichien examinant dans un aéroport international le détail des dépenses du voyage de noces en Syrie, contenu sur les passeports biométriques de ses compatriotes autrichiens exilés.
Ainsi, le vrai contrepoint de la pièce réside dans le jeune et sympathique marchant de coton viennois Stefan Freund (Maik Solbach), qui partage avec Lili et Franz non seulement la même patrie, mais également le même destin conjugal tragique, sa femme étant sortie mutilée du camp de Dachau après la guerre. Affirmant haut et fort « je suis trop vieux pour me salir », il refuse les avances de Lili qui veut lui soutirer de l’argent contre un paiement en nature. L’intransigeance morale de Freund qui lui refuse la tentation de l’adultère va de pair avec sa fierté inébranlable qu’il éprouve pour sa patrie, et lui vaut le reproche de Franz Engel d’être un profiteur opportuniste qui a accédé à une situation prospère grâce à la guerre. En tant que bon patriote, Freund explique à Lili qu’on ne peut pas changer de pays comme de chemise et lui dit qu’elle sera hantée tout le long de sa vie par Vienne en choisissant l’exil. Fort d’une incursion dans le whisky, elle lui relate moins son amour pour la ville que les moments dorés qu’elle a passés avec son mari dans la capitale. Si le moteur de l’homme aimé semble se définir par la conquête d’un bout de terre fantasmé, celui de la femme semble se situer dans la sphère des souvenirs d’un amour idéal. Elle est convaincue qu’en atteignant le paradis terrestre rêvé de son homme, ils peuvent de nouveau accéder à la pureté de leur amour d’antan. Ces deux espaces immatériels, situés dans l’avenir pour l’un et dans le passé pour l’autre, et contenus dans une bouteille nommée espoir, semblent être le seul moyen pour l’être humain d’accéder au parfum d’une expérience pleinement vécue.
Avec cette troisième adaptation de Tabori par Frank Hoffmann, le metteur en scène luxembourgeois révèle une constante forte dans le choix de ses pièces. Après Rose Bernd, Hoffmann s’attaque avec le personnage de Lili Engel une nouvelle fois à la figure de l’anti-héroïne qui, suite à un tourbillon de circonstances qui dépasse sa volonté, finit par faire le mal pour atteindre le bien. Contrainte de jeter par dessus bord ses idéaux et ses émotions afin de réaliser le rêve de son mari, elle se sacrifie jusqu’au point de trahir son amour, la seule chose qui a donné un sens à sa vie. Cette contradiction humaine du passage obligatoire par la prostitution pour sauver l’innocence d’un amour entraîne la question de la limite du désintéressement qu’une personne peut éprouver dans son amour pour autrui. Celle de Lili est repoussée jusqu’à ce que son mari comme l’acte nihiliste par excellence, qui la libère matériellement tout en l’achevant émotionnellement. L’amour qu’on porte pour une personne ou un pays semble passer ici intrinsèquement par le déni de soi et le sacrifice de ses propres désirs.