99% est un cri de désespoir européen, caché sous une allure de feu d’artifice théâtral à l’humour grinçant. Enrobé dans un parfum pop art, cette coproduction entre le collectif luxembourgeois Independent Little Lies, le Teatre de l’Enjòlit à Barcelone et le Teatro Excelsior en Toscane, est une réflexion sur les minorités, en partie inspirée de parcours réels d’Européens sans emploi, des graines d’idées récoltées lors de workshops éparpillés dans les trois pays organisateurs. Pendant presque deux heures, quinze courtes pièces se succèdent et forment un carrefour plurilinguistique dans lequel le luxembourgeois côtoie le catalan, l’espagnol et l’anglais, l’ensemble étant surtitré dans un rythme effréné si l’œil du spectateur n’est pas en train de se reposer en dégustant à la corporalité du langage des signes italien. La troupe européenne qui chaperonne ce projet le fait avec une verve anarchique qui est non sans rappeler celle du pilote américain au chapeau de cowboy qui chevauche la bombe atomique dans Dr. Strangelove.
Face aux dérives du monde, l’arme de construction massive de l’artiste a toujours été l’humour. La piqûre de rappel sanglante des récents attentats sur les limites de la liberté d’expression par une fratrie d’enfants de la République française qui a glissé vers l’extrémisme religieux, résonne encore avec cette pièce sur les planches du TNL. 99% pourrait se lire comme un pamphlet qui interroge deux piliers de nos sociétés occidentales, à savoir le capitalisme et la liberté d’expression. Si les deux auteurs Ian de Toffoli et Elies Barberà se moquent avec bienveillance des vaincus de l’Histoire et des laissés-pour-compte qui œuvrent en marge de la société, qu’ils soient immigrés, musulmans, clochards, homosexuels, juifs, ou africains, ils caricaturent également les minorités formées par les élites, qu’elles soient politiques, économiques ou religieuses, et vont jusqu’à adopter leur point de vue.
Ce goût prononcé pour l’esprit de contradiction et l’absurde se retrouve également dans la distribution des rôles aux six acteurs. Dans un va-et-vient perpétuel, chaque acteur incarne à tour de rôle l’élite politico-économique et le camp des opprimés : le catalan Barberà campe à la fois le pape, seule vraie minorité absolue qui n’est pas élue tous les quatre ans grâce à un micmac démocratique mais une fois pour toutes et jusqu’à la mort, et, avec l’acteur italien Arnau Marín, deux bergers à la campagne. Ces deux victimes de la propriété parlent d’une possible fusion de leurs troupeaux de moutons pour faire face à l’exode rural, seulement pour se retrouver quelques tableaux plus loin tout de même en ville en faisant la manche. Derrière le grillage d’un chantier qui sépare la scène en deux, l’un des deux clochards se plaint de la mort de son chien Flocky qui a mal vécu la transition de la campagne à l’étroitesse de l’appartement urbain. L’autre clochard rêve ouvertement de ses funérailles en les imaginant comme celles des rois d’antan : un cortège de banquiers tristes défilera, on parlera beaucoup de lui, et ses esclaves imaginaires seront enterrés vivants avec son cadavre embaumé. Car mourir, tout le monde doit le faire, mais les funérailles, c’est pour les personnes illustres, les privilégiés. Voilà la vraie tristesse de notre monde : les rêves des plus démunis ne dépassent souvent guère la volonté de devenir les oppresseurs de demain.
On a pour le coup envie de croire au rêve d’anticipation du clochard joué par Albert Alemany qui, en préparant un crabe au grand-duc, divague sur sa marmite futuriste et imagine les étudiants des écoles de commerce se battre pour en finir avec les spéculations financières tout en se chargeant d’une répartition des richesses plus juste. Malheureusement, il se fait embarquer par deux hommes d’affaires portant des masques à gaz, chacun une corde autour du cou, les cravates de demain. L’anonymat de ces hommes d’affaires est levé avec les rôles que Jenny Beacraft incarne avec conviction dans ce fourre-tout inclassable. En tant que PDG de l’entreprise américaine Making Everything dans le jeu télévisuel des minorités, elle explique gentiment la suprématie des entreprises américaines sur les gouvernements affaiblis du vieux continent, notamment à travers l’exemple d’un parti politique espagnol financé à travers une multinationale américaine qui stocke son argent au Luxembourg le temps qu’elle paie moins de taxes et d’impôts qu’un citoyen luxembourgeois. Un peu plus tard, elle incarne une fille américaine de la génération Y qui a hérité d’une multinationale de papa. Si la fille gentille à la veine altermondialiste n’arrive pas à licencier du personnel vu qu’elle connaît les prénoms de tous ses ouvriers immigrés, elle finira tout de même par céder à la tentation du diable et sautera, lâche comme elle est, par-dessus bord avant ses matelots en apposant sa signature à la fin d’un contrat qui scellera la vente de son entreprise et par conséquent le licenciement de ses ouvriers chéris par son revendeur. Vu que la génération Y n’arrive pas à se confronter au sale boulot du eat or die, son destin se soldera à quatre pattes, un masque de Bugs Buny sur la tête, et tenu en laisse par George Bush Senior.
En allant jusqu’au point de tourner en dérision le mouvement Occupy Wall Street dont le slogan était « We are the 99% », en référence au un pour cent de la population américaine qui détient plus de quarante pour cent des richesses aux États-Unis, l’actrice catalane Marta Montiel livre un morceau de bravoure en tant que Minnie Mouse qui en a raz le cul de son rôle de représentante de l’industrie du divertissement. Quand la robe Disney tombe, une critique autoréflexive de la société du spectacle commence, flanqué d’une attaque frontale du capitalisme américain en adoptant le point de vue que le 11 septembre n’a rien eu d’étonnant et s’est même produit un poil en retard. Défense de Foucault, d’Hessel et de Piketty avec un grand bras d’honneur au public, au lieu des gants à quatre doigts de Minnie. Mais, et c’est là tout le génie de la pièce, en sortant de scène après ce discours pseudo révolutionnaire, Montiel revêt le masque Anonymous de Guy Fawkes pour lequel Time Warner encaisse à chaque achat 50 centimes et qui a conféré une identité visuelle au mouvement Occupy Wall Street. Échanger le costume Disney pour un masque Warner, c’est comme quitter Quick pour aller taffer chez McDo. Le capitalisme est montré comme cette machine omnipotente qui engloutit les rébellions avec un appétit insatiable, seulement pour en sortir renforcé.
Le vrai slogan de cette horreur, c’est Claire Thill qui le crie haut et fort en luxembourgeois : « Sauvez les riches, qui sauve les riches ? » Sa manifestation se transforme peu à peu en monologue de l’élite : « Pourquoi dois-je payer des taxes sur mon bonus ? Le soir quand je rentre après mes heures supp’ du boulot, j’ai besoin de deux verres de whiskey avant de ne pouvoir parler à mon conjoint... aucune éthique de travail dans ces pays... Soyez du moins contents qu’on vous laisse nettoyer nos appartements de luxe... » Se mettre dans leur peau, penser et manger comme eux pour mieux comprendre le fond de la démagogie à l’œuvre. Le point chaud de la pièce est bien là. Mais derrière le bégayement involontaire de Claire Thill se cache un monde ténébreux qui reste à être exploré. Car en sortant de scène, le personnage de Claire Thill ne revêt pas de masque Anonymous et reste à visage découvert. C’est ce visage qu’il faut continuer de scruter.