L’intérieur est parfait : tout en beige, des murs en passant par le canapé jusqu’au tapis (esthétique très cohérente et réussie de Peggy Wurth). Ses habitants sont habillés en beige aussi, ou du moins dans des tons discrets, jaune pastel ou blanc cassé. Au mur, des roses de Redouté, comme il y en a dans tant de foyers luxembourgeois. Le dimanche, quand ils ont la visite du potentiel futur gendre, les Weber cuisinent des médaillons de veau – probablement avec des petits pois et de la purée. Bernard (Denis Jousselin), le père, est à la retraite depuis peu et consacre tout son temps à sa collection de voitures miniature et aux sorties avec ses amis. Caroline (Bach-Lan Lê-Bàh Thi) vient d’être assermentée prof de lettres, accomplissant ainsi le rêve de ses parents. Paule (Anne Lévy), la toujours impeccable mère, aide encore un peu dans le magasin de fleurs de son amie. Mais quand on va au théâtre, on sait forcément que cette petite idylle surfaite ne peut pas durer. Que cette famille si parfaite a une faille quelque part et qu’il ne faudra qu’un élément déclencheur pour qu’elle se désagrège.
Ici, l’élément perturbateur, le grain de sable est Teddy (Pitt Simon), un jeune loup ténébreux dont va s’amouracher Caroline. Paumé dans la vie, sans emploi et sans logement stable – il crèche chez des amis –, Teddy développe vite un stratagème classique : il s’incruster chez le Weber et, en brisant le cœur des femmes (les deux, mère et fille), essayera de subtiliser les économies du ménage. Pour y arriver, il faudra juste que les deux femmes convainquent Bernard de tout lui léguer pour qu’il puisse « construire sa vie » avec leur fille unique. Mais Bernard, qui rêve de passer sa retraite avec sa femme en Andalousie, n’est pas dupe et freine des deux fers lorsqu’il voit sa famille courir vers le piège dressé par l’imposteur.
Ah, encore un truc : Paule, la mère, complètement frustrée dans son existence de petite bourgeoise qui a réussi son ascension sociale, malheureuse dans son couple où l’on ne se parle plus depuis des lustres, s’est réfugiée depuis longtemps dans un faux-semblant : elle adule Grace Kelly, actrice et princesse, dont elle connaît et la carrière et la vie par cœur et dont elle imite les moindres faits et gestes. Une vie par procuration. Jusqu’à rêver Teddy à la calvitie précoce en Frank Sinatra – pour cela, elle est même prête à lui financer des implants capillaires dans une clinique suisse. Sa mythomanie, dans laquelle réalité et fiction s’entremêlent de plus en plus, va finalement entraîner tout son monde dans sa perte, sur une route sinueuse près de Grasse, trente ans jour pour jour après la mort de Grace Kelly dans un accident de voiture sur cette même route.
Voilà pour le synopsis de Folle de Grace, cette nième collaboration entre Carole Lorang et Mani Muller, inspirée d’un fait divers. Le problème est que ça ne fonctionne pas, qu’on n’y croit pas une seconde, à cette tragicomédie. En premier lieu parce que les figures restent floues, imprécises. À tel point que les personnages ont de longs monologues durant lesquels ils expliquent ce qui les motive ou ce qu’ils font. Teddy par exemple est plus qu’ambigu. L’auteur Mani Muller le veut à la fois loubard érotique et coincé timide qui souffrirait de sa calvitie précoce. C’est comme imaginer Yanis Varoufakis mal dans sa peau : peu crédible. Pitt Simon a constamment l’air bridé, voulant mettre le paquet, mais retenu par la régie. C’est le plus flagrant dans sa scène de chant, lorsqu’il interprète Strangers in the night en crooner type Sinatra. On l’a vu nettement plus puissant, plus libre en Jim Morrisson. Et ce Teddy si mystérieux en dit beaucoup trop à sa naïve Caroline sur ses plans diaboliques, alors qu’il est censé les duper tous. Bach-Lan Lê-Bà Thi campe une Caroline fraîche et insouciante au début, mais on ne la voit pas évoluer de l’ingénue vers cette partenaire d’un crime indicible qu’elle aurait concocté avec son amoureux. Anne Lévy a imaginé une belle Paule / Grace Kelly qui, bien que rousse (et non blonde comme son idole), rayonne d’une certaine élégance toute princière – même lorsqu’elle sert le thé. Et Denis Jousselin a une belle constance en père méfiant, de plus en plus sur ses gardes face à ce charmeur qui en fait un peu trop dans le rayon victimisation. Franz Leander Klee, qui accompagne le spectacle avec de la musique live et joue le spectre du père défunt de Bernard, ouvre la pièce vers un ailleurs poétique.
Folle de Grace reprend des thèmes mille fois traités dans la littérature, au théâtre et au cinéma. Pour le côté adulation d’une star, on pense à Podium de Yann Moix (2004), hommage à Claude François et à ses sosies, ou à Jean-Philippe de Laurent Tuel (2006), qui tourne autour des fans de Johnny Hallyday. Mais la tragicomédie de Mani Muller n’arrive pas à se décider vers quel côté elle va pencher, il n’y a pas de vrai cheminement dramaturgique. Alors elle reste sage comme le décor, monochrome et sans saveur.