« Où se possibilise l’impossibilité »1 pour les Français de se défaire de leur fascination pour Heidegger, alors même que la parution du tome 96 des Schwarze Hefte amène de nouvelles preuves de l’antisémitisme du « plus grand philosophe du XXe siècle », comme l’appellent ses thuriféraires qui feignent maintenant la surprise dégoûtée. Mais ne peuvent être surpris que ceux qui veulent bien l’estre, comme l’a d’ailleurs laissé plus ou moins entendre l’intéressé lui-même dans ce court fragment issu des cahiers bruns :
« L’Estre dans son essentielle essence existentielle n’est pas dans l’aptitude de voir ébranlé son attitude par le truchement de la surprise, cette sur-prise estant la désirance de l’étant de se rendre maître de l’Estre. L’étant s’étend sur l’étang de la Weltlosigkeit (être-là-sans-monde) qui lui confère par transmission non transcendante sa Wertlosigkeit (être-là-sans-valeurs) et cette flottance tient de l’errance de la juiverie mondiale qui, nénu-phare sur l’eau-de-là, nie le phare de l’enracinement de la race germanique dans le sol de la terre. Seul le sel de ce sol, agissant et réagissant comme nourrice naturelle et originelle, se sent à même d’allaiter du sang de la vigueur et de la rigueur le peuple élu de l’Estre pour lui conférer par une transmission ici transcendantale la sagesse et la force de refonder et de se réapproprier proprement mais non promptement la philosophie de la Grèce présocratique, malmenée et pervertie par le calcul et la machination du peuple élu de trop qui (dans son déracinement lui enlevant fondamentalement la fondamentalité qui est le propre de l’Estre, le réduisant aussi au fond à ses fondements du peuple des fonds de commerce) ne tend qu’à surprendre l’Estre dans ce qu’il est de plus essentiel afin de lui prendre par une sur-prise calculatrice et non par une mé-prise technique et donc anecdotique ce qu’il a de plus cher, de plus propre et de plus intime : son authenticité d’Estre dans le temps et dans le monde. »2
La plupart des intellectuels français n’ont jamais lu Heil-de-guerre dans le texte et sont donc aveugles sur la contamination de sa langue par son enracinement dans l’idéologie nazie. Ils se comportent (mis-behavent, diraient les Anglais) comme les Allemands sous Hitler : ils savent, peuvent savoir mais n’en veulent rien savoir. Le beau et terrifiant livre LTI de Viktor Klemperer aurait cependant dû leur ouvrir les yeux, car une langue pervertie et flétrie par le vocabulaire nazi n’est pas un détail, comme aurait dit Le Pen dans des circonstances presqu’analogues et surtout ne fait pas de détail. Paraphrasant Desproges, on doit même rappeler ici qu’on peut et doit même critiquer les Juifs et leur politique, mais pas avec n’importe qui et surtout pas à n’importe quelle époque. Heidegger ne pouvait pas ignorer que sa « philosophie » allait fournir du gaz aux crématoires nazis.
Fin janvier eut lieu à Paris un colloque intitulé justement Heidegger et « les Juifs ». Les guillemets qui entourent (tels des barbelés ?) les Juifs montrent bien l’embarras des organisateurs autour de Bernard-Henri Lévy et de sa revue La règle du jeu. Dans sa conclusion au colloque, le plus si nouveau philosophe essaya tant mal que bien de sauver le fidèle soldat Heidegger, dont Gérard Bensussan disait dans son intervention qu’il restait, hélas, un penseur. Affirmatif, répondaient à peu près en chœur Alain Finkielkraut, Peter Sloterdijk, Barbara Cassin et autres Joseph Cohen qui tentèrent de faire le grand écart entre un Hadrien France-Lanord, refusant de participer au colloque qu’il accusa de faire de l’événementiel autour de l’antisémitisme de Heidegger, et un Emmanuel Faye, lui aussi absent du congrès auquel il n’est pas loin de reprocher de faire du négationnisme autour du racisme heideggerien.
Mais il est vrai que l’antisémitisme du Fribourgeois n’est pas l’antisémitisme nazi. Il est, si j’ose dire, pire, et tend à aller au-delà de l’extermination physique. Il est l’essence même de l’antisémitisme et les catégories de l’entendement nazies étaient bien trop bornées et vulgaires pour en saisir la radicalité. Car le Juif de Heidegger est au Juif d’Hitler ce que l’idée est à la chose dans la logique platonicienne. Pour Heidegger, le Juif est un concept philosophique et non pas un être en chair et en os, ce qui explique d’une part son manque d’empathie pour la détresse des Juifs et d’autre part son attachement personnel à quelques-uns des leurs.
Le texte que nous venons de citer et de traduire montre zur Genüge que pour Heidegger le Juif est errant et entwurzelt par nature et qu’il n’aura au grand jamais accès à l’authenticité du Seyn et à la création vraie. Il est seiend, étant, responsable du fourvoiement de la philosophie occidentale après la Blütezeit grecque et constitue donc une menace pour le corps allemand, le deutscher Volkskörper. On remarquera que fort logiquement il ne pourra pas se prévaloir du y, réservé au Seyn des Antiques. Comble de la fourberie, Heidegger n’hésita pas à ranger Husserl, son maître juif, dans le camp des étant.
Heidegger acceptait les honneurs nazis, mais ne se bouchait pas moins le nez devant leur vulgarité et leur inculture. Il pensait en faire des alliés dans sa lutte pour la refondation de la culture et de la philosophie occidentales, donc germaniques, forcément germaniques, mais il dut vite reconnaître que Speer ne fut pas Phidias et que Hölderlin était bel et bien mort. Comme la droite qui pensait avoir besoin d’Hitler pour combattre le bolchévisme, comme Hitler qui pactisait avec Staline pour contenir les Alliés, Heidegger pensait pouvoir instrumentaliser les nazis dans la lutte contre ce qu’il appelait die Maschination des Seienden, les manigances de l’étant, représenté par le Weltjudentum, le bolchévisme, la modernité américaine, l’internationalisme anglais, etc.
Est-ce un hasard que Heidegger est resté enraciné sa vie durant dans la terre catholique et paysanne du Schwarzwald ? Est-ce un hasard que la photo géante du maître qui orna le colloque rappela étrangement la photo de son contemporain Richard Strauss, à l’affiche cette même semaine à l’Opéra de Paris ? Les deux hommes, Allemands du Sud, prenaient pour le moins leur parti du parti nazi : président de la Reichsmusikkammer pour l’un, recteur de l’Université de Fribourg pour l’autre. Le parallèle s’arrête là. Car la musique de Strauss, voire même de Wagner, art pur, peut rester à l’écart, clivée de l’idéologie, de même que l’écriture d’un Benn ou d’un Céline. Ce qui dédouane certes l’artiste, mais pas l’homme, loin s’en faut. Mais pour un philosophe, l’idéologie ne peut pas cohabiter avec sa pensée, elle doit nécessairement contaminer cette pensée qui du coup n’en mérite plus le nom.
Et nous sommes bien obligés alors d’admettre qu’aujourd’hui les philosophes doivent lire Heidegger comme les biologistes lisent Aristote ou Pline : comme un moment de leur histoire, mais pas comme un des leurs.