Au printemps 2006, un jeune historien nommé Vincent Artuso assistait à un colloque à l’Abbaye de Neumünster sur la collaboration. Le débat semble déboucher sur un cul-de-sac. Les participants tournent en rond, se paraphrasent eux-mêmes, recyclant pour la énième fois les mêmes résultats de recherches. Vient le tour de Henri Wehenkel, intellectuel de gauche et historien iconoclaste. Sa présentation portait un titre obscur : « La collaboration impossible ». Wehenkel évoque une « tentative d’instauration d’un pétainisme luxembourgeois ». Pendant « une période de trois mois, dit-il, la collaboration paraissait possible ». La tentative aurait échoué, mais pour des raisons « indépendantes de la volonté des Luxembourgeois ». Tout se résume à une question d’offre et de demande : L’État luxembourgeois aurait offert la collaboration, mais l’occupant nazi avait déclinée. Quel intérêt de collaborer avec un État dont, justement, on veut briser les institutions, pour mieux l’annexer au tausendjähriges Reich ?
Cette communication, écrira plus tard Artuso, fit sur lui une « très forte impression ». Le doctorant se plongea dans les archives, à la recherche de preuves. Pièce par pièce, il fait émerger l’image d’un « gouvernement bis » dirigé par de hauts fonctionnaires qui, politiquement, se distancient de plus en plus de leurs ministres en exil. En 1940, tout donne à penser que l’Europe du futur sera allemande. Par pragmatisme ou par idéologie, les fonctionnaires cherchent un arrangement.
Cette semaine, Vincent Artuso a remis son rapport au Premier ministre et fut reçu en audience chez le Grand-Duc. Son récit s’est transformé en histoire officielle. Après des décennies de domination d’historiens proches du CSV (Gilbert Trausch et Paul Dostert en tête), il est difficile de ne pas voir dans le rapport Artuso un hommage aux outsiders de l’historiographie luxembourgeoise qu’étaient Henri Koch-Kent et Paul Cerf.
Cette « revanche » est tardive, elle ne fait plus mal. Car si tout le monde s’accorde à dire que le sujet de la collaboration est tabou, c’est en soi un indice fiable qu’il ne l’est plus. Trente ans avant que Denis Scuto, en association avec RTL, ne transforme la liste des 280 élèves « juifs » en scoop médiatique, le journaliste Paul Cerf avait jeté un premier pavé dans la mare. Au début des années 1980, il évoquait une liste de 480 juifs polonais concoctés en novembre 1940 par l’administration luxembourgeoise. Non sans épouvante, il notait : « On frémit à l’idée que la Commission administrative ait prêté son concours à cette sale besogne ».
En tant que journaliste et en tant que rescapé de la Shoah, Cerf occupait le rôle inconfortable de passeur entre mémoire et histoire. En bon investigateur, il avait gagné accès à des fonds d’archives qui ne seront ouverts aux chercheurs que vingt ans plus tard. Or il ne pouvait les citer, au risque de brûler ses sources. La réception des travaux de Cerf fut houleuse, les conférences organisées passionnelles. À part dans les milieux de la gauche, l’opinion publique n’était pas prête à entendre son message. Quant aux historiens « sérieux », ils traitaient Cerf avec condescendance. L’absence de notes de bas de page, pensaient-ils, suffisait à discréditer l’ensemble de ses recherches. Depuis Artuso, nous savons que les sources de Cerf disaient vrai. En soi, le rapport Artuso comporte peu d’éléments nouveaux. La rupture se fait par le ton et le peu d’égards pris par rapport aux intérêts supposés de l’État. Dans l’historiographie luxembourgeoise une page vient d’être tournée, et il sera difficile de revenir en arrière.
La pièce centrale du puzzle de 254 pages remises cette semaine par Artuso au Premier ministre est un aide-mémoire daté du 15 juin 1945. Son auteur est Albert Wehrer (son portrait est repris à la Une), un des fonctionnaires systémiques de l’appareil d’État luxembourgeois. Sur cinquante pages (consultables à la Bibliothèque nationale), il relate une demi-année de confusion et de compromissions. Au début de l’année 1940, le ministre des Affaires étrangères Joseph Bech l’avait envoyé à Bruxelles s’enquérier sur comment le gouvernement belge se préparait à une invasion allemande qu’on savait imminente. Le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères belge le reçoit et lui explique que « tout était préparé ». Dès le jour de l’invasion, le gouvernement belge partirait en exil, laissant sur place un comité de hauts fonctionnaires, le Collège des secrétaires généraux. L’année précédente, le gouvernement belge avait fait distribuer à tous les fonctionnaires un Livret de mobilisation civile, détaillant comment ils avaient à se comporter face à l’occupant. Le livret traçait une ligne rouge aux fonctionnaires : « Des actes incompatibles avec leurs devoirs de fidélité envers la Patrie ». Le rapport de 2007 sur la responsabilité des autorités belges dans la persécution des Juifs en Belgique (intitulé La Belgique docile), souligne l’importance du traumatisme de la Première Guerre mondiale dans ces préparatifs : « Les autorités belges ont découvert à l’époque l’importance de conserver en mains propres autant d’autorité administrative que possible ».
Le gouvernement luxembourgeois voulait suivre l’exemple belge. Artuso démontre qu’il s’y prit mala-droitement et, surtout, tardivement. Lorsque, le 10 mai 1940, les troupes allemandes envahissent le Luxembourg, rien n’était prêt. En catimini, la Chambre des députés et le Conseil d’État instituent une Commission administrative et lui confèrent les pleins pouvoirs. L’expérience durera une demi-année : Entre le 11 mai et le 26 octobre, une poignée de hauts fonctionnaires géreront l’appareil d’État, relayant les ordres des occupants, voire les anticipant. Ils étaient flanqués par la Commission politique, réunissant des députés et dirigée par le président de la Chambre des députés Emile Reuter (Rechtspartei). Vincent Artuso ne consacre qu’un alinéa à ce conseil, et c’est une des grandes lacunes du rapport. Les députés se réunissaient en privé, dans les maisons des uns et des autres, et leurs « discussions ne furent pas consignées par écrit et n’ont donc laissé aucune trace. » Quel était le rôle d’Emile Reuter ou du seul ministre encore au pays (il n’avait pas réussi à s’échapper à temps) Nicolas Margue ? La question – pourtant centrale – de la responsabilité politique reste à l’ombre.
La Commission administrative, écrit Artuso, « ne se considérait pas comme la représentante du gouvernement, mais comme son successeur ». Elle cherchait à s’assurer, dans le « cadre du nouvel ordre européen » (telle était l’expression choisie par les hauts fonctionnaires dans un télégramme qu’ils comptaient envoyer à Hitler) une place pour un Luxembourg indépendant. Or pour sauver un semblant d’indépendance, les fonctionnaires étaient prêts à tout sacrifier, en commençant par les valeurs libérales qui fondaient l’État. Début août, l’entrée en Ville du Gauleiter Gustav Simon accompagné de 800 membres de la Schutzpolizei, démontrait la naïveté de la stratégie luxembourgeoise. « Neutral langt nicht mehr, meine Herren, es heißt deutschfreundlich zu sein » explique Simon sans ambages aux hauts-fonctionnaires. Peu à peu, l’édifice de l’administration se fissure, puis s’écroule. Sous la menace, les fonctionnaires cherchent individuellement une voie de sortie par l’adaptation, la collaboration, voire, pour une infime minorité, la résistance. Après la guerre, l’expérience éphémère de la Commission consultative sera traitée comme une note de bas de page, un égarement passager. Or, on peut également la considérer comme le prototype d’un Vichy luxembourgeois, dont les racines plongent dans les débats politiques des années 1930.
Mais qui étaient Albert Wehrer (ministère d’État, Affaires étrangères et Justice), Jean Metzdorff (Intérieur, Transports et Travaux publics), Joseph Carmes (Finances, Travail et Santé) ou Louis Simmer (Instruction publique et Cultes), ces discrets fonctionnaires, qui disaient poursuivre une « politique du moindre mal » ? Fait nouveau, le rapport donne les noms de tous les acteurs, alors que la thèse de Vincent Artuso en camouflait certains par leurs initiales. N’empêche, les personnages restent bizarrement désincarnés, ils apparaissent de nulle part et disparaissent on ne sait où. Des esquisses biographiques auraient permis de mieux les situer.
Ainsi Wehrer gravita-t-il durant sa jeunesse autour de la Nationalunio’n de l’ultra-nationaliste Lucien (dit Siggy) Koenig. Entre 1937 et 1940, il sera l’homme de confiance de Bech à Berlin. Pour Wehrer, l’expérience de la collaboration prit brutalement fin le 24 octobre 1940 ; perquisitions et interrogatoires par la Gestapo, trois mois d’internement dans la prison de Trèves, et « Zwangsaufenthalt » en Saxe. Lorsqu’il revint après la guerre, Wehrer portait les stigmates de la victime et redémarra sa carrière qui le mena à la Haute Autorité de la CECA et à la présidence du Conseil d’État. Le cas de continuité professionnelle au-delà des césures politiques le plus stupéfiant reste celui de Louis Simmer, dont Artuso résume la carrière : « conseiller de gouvernement avant la guerre, Regierungsrat tout au long de l’occupation et, de nouveau, conseiller de gouvernement après la libération. » Lorsqu’il s’agit de défendre la place du catholicisme ou du bilinguisme dans l’école, Simmer proteste. Lorsqu’il s’agit de relayer la politique antisémite, il garde le silence et s’exécute avec diligence. Son supérieur hiérarchique est content, « Herr Simmer, écrit-il, ist bescheiden, fleißig und in hohem Grade pflichtbewusst, er verkörpert alle Eigenschaften, die von einem deutschen Beamten verlangt werden müssen ».
Le rapport Artuso jette une lumière crue sur un appareil d’État au moment de sa désintégration. Or, on en sait très peu sur l’État lui-même. Les historiens luxembourgeois ont préféré laisser les arcanes de l’État aux juristes, pour mieux pouvoir se consacrer à leur obsession : la nation luxembourgeoise, servie à la sauce nationaliste, puis déconstructiviste. (D’abord pour prouver qu’elle existe, ensuite pour démontrer qu’elle était imaginaire et imaginée) L’organigramme de l’État luxembourgeois paraît aussi incertain que sa culture des archives. Les recherches de Vincent Artuso en ont pâti. Impossible de reconstituer la chaîne de commandement à partir de fonds d’archives lacunaires. Les consultations ont été « longues et ardues », voire « décevantes », écrit-il, les découvertes de nouvelles sources dans les archives luxembourgeoises « très en deçà de ce que j’avais osé espérer ». Durant ses recherches sur les Spueniekämpfer, Henri Wehenkel avait buté sur le même problème. Comment remonter aux donneurs d’ordres du fichage systématique, quartier par quartier, des « éléments subversifs étrangers : « Qui a donné cet ordre ? Quel ordre ? Il n’y a pas de comptes-rendus du conseil des ministres, il n’y a pas de dossiers des ministres. À sa tête le pouvoir est muet. (…) Il n’y a pas d’écrit, les décisions ne sont pas consignées. Scripta manent. Les écrits restent. C’est la règle principale du système Bech. »
Au lendemain de la présentation du rapport, l’historien Benoît Majerus, qui siégeait également dans le comité scientifique supervisant le rapport, n’avait pas manqué de rappeler dans un tweet que la « coopération avec le gouvernement n’était pas optimale. À notre demande aux ministères de partir à la recherche d’archives de l’époque ne fut donnée aucune suite ». Après la Libération, des documents brûlaient dans les cours des administrations. Et en 2015 encore, aucune loi n’oblige les administrations d’archiver leurs documents selon des critères scientifiques. Au Luxembourg, les chemins sont courts, surtout vers la poubelle papier.
Vincent Artuso a décidé de faire sauter le cadre chronologique et d’intégrer les années trente dans son analyse. En 1987, la première génération d’historiens nés après la guerre voulait faire commencer l’exposition permanente du Musée de la Résistance par une vitrine sur les années d’avant-guerre, thématisant entre autres les réactions xénophobes à l’arrivée des réfugiés allemands et le Maulkuerfgesetz. L’ire patriotique d’Aloyse Raths, secrétaire général du Conseil de la Résistance, marqua la fin de vitrine n°1. Aujourd’hui, il ne s’est trouvé personne pour remettre en question les bornes chronologiques choisies par Artuso. Elles permettent de montrer comment les fixations identitaires et sécuritaires – un moment reléguées par les mouvements sociaux et leur victoire durant l’été 1936 –, ont préparé le terrain aux politiques antisémites à venir.
L’État n’est pas un bloc monolithique. Dans les années 1930, « des hommes de Paul Eyschen », comme les appelle Denis Scuto dans sa thèse publiée il y a trois ans, étaient toujours en place. Ces notables libéraux « continuent à jouer un rôle dominant dans les rouages de l’État, même dans les périodes les plus xénophobes de l’entre-deux-guerres ». Les ministres viennent, les fonctionnaires restent, mais, peu à peu, la vieille garde partait à la retraite. Si Paul Eyschen avait réussi à faire triompher ses conceptions libérales « contre certains représentants de l’appareil judiciaire, administratif et policier », dans les années 1930, « le gouvernement Bech réussit le tour de force inverse et s’appuie sur eux pour faire triompher ses positions conservatrices ».
En octobre 1940, l’expérience de la collaboration administrative prend définitivement fin. Après, l’État luxembourgeois, privé de toute marge de manœuvre, cesse de facto d’exister. C’est donc logiquement que le rapport s’arrête à la fin de cette année. Évidemment, le lecteur reste sur sa faim. Que font les policiers luxembourgeois fin 1941, lorsque les premiers convois partent vers l’Est ? Dès 1936, ils comptaient les « israélites » étrangers à part et profitaient du chaos et de l’illisibilité des règlements pour les interpréter à leur guise, généralement dans un sens répressif. En 1940, les agents de la police locale étatisée seront parmi les premiers (après le corps des inspecteurs de l’enseignement primaire) à collectivement adhérer à la Volksdeutsche Bewegung (VdB), suivant ainsi leurs chefs.
Les « houre Judd » qu’on lui lançait dans la cour de récré (après que le prêtre avait expliqué la différence entre lui et les autres), n’étaient pas de l’antisémitisme, mais de l’antijudaïsme, disait il y a quelques années l’historien Arno Mayer, qui avait dû fuir le Luxembourg en 1940. « Je ne pense pas que cet antijudaïsme tout seul aurait emmené des millions de personnes dans les camps de concentration et d’extermination. » Ce mercredi à une conférence, l’historienne Renée Wagener considérait que l’antisémitisme luxembourgeois d’avant-guerre – qu’on trouverait chez les conservateurs, mais beaucoup moins à gauche – aurait cette spécificité d’être plus xénophobe que biologiste et de « percevoir la minorité juive entière comme étrangère. » Les travaux de Daniel Spizzo, Lucien Blau et Denis Scuto ont montré que, durant les années 1930, le leitmotiv de l’« Überfremdung » et un nationalisme völkisch commençaient à s’imposer au débat public. À la fin des années 1930, écrit Artuso, les notions de « Fremdenfrage » et de « Judenfrage » auraient été « interchangeables ».
Le 28 octobre 1940, les premières ordonnances définissant qui est « juif et qui ne l’est pas» sortent en Belgique. Le Collège des Secrétaires généraux refuse (du moins dans un premier temps) de les promulguer. Les hauts fonctionnaires se réfèrent à la Constitution : « Il n’y a dans l’État aucune distinction d’ordres. Les Belges sont égaux devant la loi. » Au Luxembourg, face aux persécutions racistes, personne ne pense à invoquer la Constitution. Le 9 août 1940, le Gauleiter Simon interdit à tous les « Juifs », quelle que soit leur nationalité, d’être rapatriés au Luxembourg ; Wehrer accuse réception de l’ordre et le transmit. Il acceptait ainsi la création de citoyens de seconde zone, les « non-aryens ». Pour Artuso, c’est le pêché originel de la Commission administrative luxembourgeoise. Pour la première fois, elle divisait ses citoyens en deux catégories selon les critères raciaux du national-socialisme, et ceci dans une logique de purification ethnique. La brèche était ouverte.
Lorsqu’on lit les passages sur le comportement des directeurs de lycée sommés de communiquer les noms d’enseignants et d’élèves « juifs », on sent des abîmes qui s’ouvrent. Artuso fait une description méticuleuse des réponses dans leurs nombreuses nuances entre zèle obséquieux, retenue rusée, refus catégorique. Et on se rend compte qu’en la libérant du carcan de l’unanimité patriotique, Vincent Artuso, sauve la résistance de l’asphyxie et lui redonne toute sa signification. Elle ne va pas de soi, elle reste un acte minoritaire.