Il arrive que des arbres des fois cachent la forêt. C’est ce qui risque de se passer avec l’exposition Brandy face à lui-même, au Musée national d’histoire et d’art, tellement l’accent est mis sur sa position de premier artiste professionnel, érigée en mythe (le mot est dans le catalogue). Certes, il y a eu la volonté de Robert Brandy, et elle a rencontré dans les années 70 et 80 un heureux concours de circonstances : la financiarisation de l’économie, la multiplication des banques et des galeries dans la foulée, l’essor d’une génération plus riche de moyens et friande de nouveauté ou de modernité. Cela dit, la situation dans la société est fluctuante, et l’on n’a pas d’école ou académie des beaux-arts, autrement on se retrouve vite dans le statut de fonctionnaire en étant appelé à y enseigner. Aujourd’hui, banques et galeries sont moins nombreuses, mais un autre pas a été franchi dès 1999 avec une première loi.
Autre insistance, cette fois sur le fait que l’on innove au MNHA en accueillant un artiste luxembourgeois vivant pour une rétrospective. Un peu en avance sur la mise en place du Lëtzebuerger Konschtarchiv (pour ne pas dire galerie nationale) rattaché à l’institution du marché-aux-poissons. C’est dans l’air du temps, porté au local, au national. Et d’un art, plus généralement la culture, appelés à redorer un blason écorné dans d’autres joutes, plus sonnantes et trébuchantes.
La forêt, en l’occurrence, c’est la densité, la vie dans son développement, dans la durée, un œuvre s’échelonnant sur une cinquantaine d’années, pas moins, à partir des années 70, et en comptant les pièces sur toile, sur papier, les boîtes et les objets, il doit y en avoir plus de 5 000. Un parcours caractérisé par une grande continuité, qui n’exclut pas la diversité, résultat d’un continuel souci de renouvellement. Et tout cela déployé aujourd’hui dans telles salles du MNHA.
Pas tout à fait à mi-chemin de l’exposition, ni pour la chronologie qui a dicté l’accrochage qui, s’il est serré, n’est jamais touffu, on est à la fin des années 80, le visiteur se trouvera face à une toile dont le titre pourra sembler banal : Plaisir de peindre. Il ne l’est pas, loin de là. Il dit l’essentiel de l’art de Brandy, en même temps il en signale et justifie en quelque sorte le seul véritable point de rupture, ou de basculement. Plaisir, c’est ce qui sous-tend toute la production, c’en est le moteur, c’est ce qu’elle exhale et communique aussi ; un autre mot ferait l’affaire, rage de peindre, pour l’obstination imperturbable.
Basculement avec le retour de la couleur, sa prise de possession définitive, dans les toiles, après ce qu’on appelle faussement les peintures blanches. Elles ne le sont pas, tout au plus c’est du blanc cassé, de l’écru, et l’on se souvient alors de la distinction des Anciens, en latin ou même en haut allemand, entre le mat et le brillant. Pas de forte luminosité, quelque chose de plus tamisé, étouffé, une ambiance plus douce. Et il se passe également des choses, pas de peinture sans tache, surface vierge : il y a des greffes, bouts de bois, bandes de toile, souvent comme des pansements. Mais Brandy n’est jamais allé jusqu’aux toiles simplement pendantes, aux cordes qui font de même ou traînent, il est resté en-deçà des expérimentations des Supports/Surfaces, fidèle à la peinture, à la toile qu’il tend lui-même sur le cadre, quitte à le faire voir. (Ajoutons, mais là on touche à l’intimité, que si les Supports/Surfaces frayaient avec le marxisme, le matérialisme, il est question pour Brandy d’une expérience dans les montagnes, confrontation avec une « force surnaturelle »).
La couleur donc, l’alchimie des pigments, du bleu, de l’ocre orangé, voire rouge, du vert, avec toutes leurs nuances, jusqu’aux transparences, comme s’il fallait se faire rejoindre ciel et mer, terre, paysage et nature. À la charpente cruciforme, reprenant le croisement même du cadre, l’élargissant, et voilà que tout un univers se construit, avec des souvenirs de figuration, ah, les natures mortes et Cézanne, leurs imbrications, leur étagement. Comme une succession de plans dans l’espace, tel le décor dans le théâtre baroque, comme la superposition de couches géologiques, une sédimentation du temps. À d’autres moments, la toile s’éclaircit, se fait plus légère, à la façon du ciel toujours, et c’est comme si le temps de son côté était redevenu fuyant, un battement d’ailes, rien de plus.
C’est dans la dernière salle que l’œil est de suite pris par la toile qui est l’une des plus grandes de l’exposition, et là encore le titre est signifiant : Garder le geste, elle date de 2015, fait deux mètres de haut, trois de large : la forme de la croix, sorte de crucifixion abstraite, coloriée, des ailes déployées peut-être aussi, ou carrément le geste des bras aussi loin qu’il peuvent tendre. Le geste le plus ample, à la limite de ce qui est possible sans attacher le pinceau ou la brosse à un bâton. La forme géante est reprise à droite, en haut, réplique réduite tout en blancheur, et autour, ce n’est que dégoulinades, coulures, très fines, une pluie de couleur, de peinture, rafraîchissante, revigorante.
À côté, et en contraste, il y aura la noirceur la plus profonde, énergique, violente même, de l’encore de Chine plus récente, en hommage à Michel Butor dont Brandy a accompagné tant de textes. On dirait un soubresaut, ultime, mais le titre suggère qu’« à bout de souffle on refait surface ». De la sorte, de même que Brandy nous fait voir, ou regarder autrement le monde où nous vivons, il confronte avec l’existence, dans un art qu’on apparentera volontiers au gai savoir du philosophe, d’autant plus que la dénomination renvoie directement au lyrisme.