Des pétales de fleurs en cyan, magenta, jaune ou orange, bordées de scories noires et dont le motif hélicoïdal reconstitue, vu d’en haut, la structure de l’ADN, dans le grand hall principal font écho à de longs bâtons gainés de soie de couleur vive, 17 en tout, posés négligemment contre la balustrade du premier étage... Quelque chose a changé au Musée national de la Résistance, d’habitude si terne et sérieux. Et pour cause, le musée est dédié à la résistance et aux résistants à l’oppression nazie durant la Deuxième Guerre mondiale, on y va pour honorer leur mémoire et voir des témoignages, documents et objets rappelant l’horreur de l’oppression de l’homme par l’homme.
Mais en ce moment, et jusqu’à fin avril. Frank Schroeder, le directeur du musée, accueille l’agence Borderline, qui s’était fait un nom en investissant les postes-frontières durant l’année culturelle 2007 avec des projets artistiques éphémères et légers. L’artiste Claudia Passeri et la curatrice Michèle Walerich, le duo pensant derrière Borderline, dans leur ambition d’investir des lieux insolites, qui ne sont habituellement pas dédiés à l’art, ont eu l’idée de valoriser ce musée mal aimé, que ni l’État (qui finance le poste du directeur) ni la Ville d’Esch-sur-Alzette (qui met à disposition le bâtiment et assure l’exploitation du musée) ne veulent vraiment soutenir, le voyant un peu comme l’écho de gauche à d’autres institutions dédiées à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, comme le Centre national sur l’enrôlement forcé ou celui de documentation et de recherche sur la Résistance à la Villa Pauly. Le nouveau gouvernement veut créer un Institut de l’Histoire du temps présent, qui regrouperait toutes ces institutions atomisés, ce qui, a priori, est une idée utile.
Investir le lieu avec des œuvres d’art contemporain, dont une grande majorité sont des interventions in situ et des commandes pour l’exposition, ne peut donc qu’attirer un autre public dans un lieu qui a du mal à renouveler ses visiteurs et attirer le regard des habitués sur d’autres coins du musée. Huit artistes, hommes et femmes, autochtones et internationaux, ont ainsi été invités à intervenir, et le bilan est mitigé. Car il est difficile pour des œuvres parfois très légères, voire ludiques, d’exister à côté des uniformes rayés des prisonniers des camps de concentration.
Le meilleur travail, celui qui fonctionne le mieux, est sans conteste La dimension cachée de Philippe Nathan, jeune architecte qui avait entre autres représenté le Luxembourg lors de la dernière biennale d’architecture de Venise, en 2012 : son miroir en film polyéthylène métallisé remplit une double fonction : d’une part, il agrandit l’espace du « hall sacré » qui fait figure d’entrée au musée et cache l’administration. Et de l’autre, et elle est primordiale, il renvoie son image au spectateur, le met au centre de cette exposition, lui rappelle que c’est de lui, de son (in)humanité qu’il s’agit ici. Aussi évidente que pertinente, son intervention pourrait devenir permanente, selon les vœux de Frank Schroeder.
Plus loin, le Couloir de Claudia Passeri, soit le tapis de pétales de fleurs évoqué plus haut, fait référence aux chemins de procession – les processions catholiques, notamment pour la première communion des enfants, ont comme tradition de semer des pétales devant les communiants –, tout en évoquant la fragilité de l’être humain et de son parcours. Alors que les Bâtons de Seulgi Lee sont une abstraction qui peut mener vers beaucoup d’interprétations, dont la plus évidente est celle de la manifestation. Les mains Vatan, je reviendrai de Claire Décet, elles sont une trentaine dans des matériaux divers et avec des formes brutes, semblent assez perdues dans les étagères du musée. Et même si elles peuvent évoquer la main tendue ou celle qui appelle à l’aide, elles n’ont pas assez de présence propre pour exister ici.
Sonntagnachmittagsstimmung de Laurianne Bixhain par contre ne devient réellement intelligible dans tout son sens qu’à deuxième vue : l’image, qu’elle a agrandie en format affiche et que chaque visiteur peut emporter, est un de ces paysages bucoliques publiés au Luxemburger Wort des années 1940 dans la rubrique « Heimatlicher Sonntag » (dimanche patriotique) et censée inspirer des activités aux Luxembourgeois durant l’occupation – comme ici la pêche. Louis Nobre quant à lui réfléchit surtout à l’aspect formel du bâtiment abritant le musée, ouvrant de nouvelles lectures et de nouvelles perspectives, par exemple avec des éléments en moucharabieh. Et Moussa Kone suit en dessins, avec Lehenleiten, les traces de son grand-père décédé, qui avait échappé à l’âge de quinze ans à l’enrôlement forcé en s’enfuyant. Ses dessins en petits formats reproduisent ce qu’elle a pu voir ou ressentir aux différentes cachettes et gares qu’il a parcourues lors de sa fuite, lorsqu’elle a fait exactement le même parcours. La table sur laquelle sont disposés ses dessins est portée par des pieds en forme d’alpha et d’omega, du début à la fin – c’en est un peu trop.
L’intervention de Catherine Lorent, la « star » de l’exposition (elle représentait le Luxembourg à la dernière biennale d’art contemporain de Venise, en 2013) n’était malheureusement visible que le jour du vernissage, le 30 novembre dernier : elle y rejoua sa performance Réminiscences censurées à la guitare et au chant, discrètement assise sur les escaliers du musée, faisant notamment référence à la chanson No time no space de Franco Battiato, dont est extrait le titre de l’exposition, Keep your feelings in memory : « Tell me of the existence / Of worlds and planets far away / Of past civilizations / Of continents gone adrift / Talk to me about love ». Ce jour-là, sa voix et le son de la guitare jouée en larsen envahissait tout le bâtiment.