L’exposition The bitter years, composée par Edward Steichen l’année de son départ du Moma, où il officiait comme directeur du département de la photographie, est conçue comme un rappel poignant de l’époque de la grande dépression aux États-Unis. Mais en 1962, le public new-yorkais ne voulait plus vraiment se confronter à ces images d’une époque qui semblait révolue pour les habitants de Manhattan. La même année, le peintre new-yorkais Ad Reinhardt venait de terminer son Abstract painting Nr.5, une toilée carrée, qui dans sa radicalité fait partie de ces œuvres minimalistes qui ont refusé toute narration, mais aussi une approche émotionnelle de l’image. Cette coexistence d’une image documentaire, devenue symbolique et d’une peinture nouvelle revendiquant l’objectivité absolue, est un des moments essentiels de l’histoire de l’art aux États-Unis.
L’exposition de Steichen propose des images datant de la période de 1935 jusqu’à 1941. Or ces années sont non seulement celles du grand projet photographique de la Farm Security Administration (FSA), dont Steichen avait tiré son choix d’images, mais elles sont l’époque d’une querelle essentielle entre les modernes et les réactionnaires dans l’art américain. Alors que des photographes comme Dorothea Lange ou Walker Evans parcouraient les États décimés par la Dust Bowl du début des années trente, se constituait un mouvement profondément antimoderne et nationaliste dans le domaine de la peinture figurative américaine.
Ainsi, le tableau American gothic que Grant Wood avait exécuté dans sa technique picturale appliquée, est depuis longtemps un élément fondamental de l’Americana contemporain. Hormis les nombreux pastiches de cette image représentant un couple de WASP (White anglo-saxon protestant) devant leur ferme du Middle-West, la peinture de Wood concentrait en elle tous les caractères de ce que des peintres comme Thomas Hart Benton et John Stewart Curry voulaient imposer comme un art typiquement américain. Le critique d’art Thomas Craven, pourfendeur de l’art européen et admirateur de Walt Disney, guidait cette tendance vers un nouvel isolationnisme. La période de la grande dépression, et donc celle des Bitter years était marquée, non seulement vers un retour en arrière, mais surtout par un retournement sur soi, sur un intérieur des terres américaines, loin des influences, jugées décadentes, de l’art français, par exemple.
Paradoxalement ces réactions régionalistes sont survenues alors que les États Unis étaient devenus la terre d’accueil pour toute une population d’intellectuels et d’artistes allemands qui fuyaient le régime national-socialiste en Allemagne. Le cas de Josef Albers, professeur et théoricien de la couleur au Bauhaus est exemplaire de cette diaspora, qui a contribué à accélérer l’évolution de l’art moderne aux USA et à faire de New York la nouvelle capitale de l’art actuel.
Deux textes sont essentiels pour comprendre cette situation conflictuelle pour l’art moderne aux USA. En 1936, deux années avant que Edward Steichen ne découvre les grandes qualités des photographies de la FSA, Meyer Schapiro avait publié « Race, nation and art » dans le pages du magazine Art Front. L’historien de l’art y révélait le fait que les régionalistes ne faisaient que produire des distractions faciles (entertainment) censées détourner l’attention de la réalité oppressante à laquelle faisaient face les millions d’Américains menacés par la grande dépression. Et en 1942, Barnett Newman dénonçait la « renaissance américaine » du régionalisme comme une esthétique inepte basée sur une politique réactionnaire. Newman allait porter le coup de grâce en lançant : « Isolationism is Hitlerism ».
Sur son diagramme How to look at art in America1, Ad Reinhardt (1913-1967), dont le Mudam est en train de préparer une rétrospective2, avait représenté les régionalistes américains comme un poids qui était en train de faire craquer toute une branche de l’art américain. Dans son travail pictural Ad Reinhardt (1913-1967) défendait la thèse que la biographie de l’artiste et au-delà, son identité, était secondaire par rapport à l’intégrité de sa peinture. Avec d’autres minimalistes comme Sol Lewitt et Donald Judd, il préfigurait ainsi les thèses que Roland Barthes allait formuler dans son essai sur la mort de l’auteur. Ad Reinhart voulait mener l’expression picturale vers une nouvelle indépendance, celle du sujet et de son auteur, pour ne finalement faire appel qu’au spectateur, seul capable de percevoir l’œuvre en situation d’exposition.
En amont de cette nouvelle tendance vers des formes réduites, Robert Rauschenberg s’était promis de démontrer le côté baroque, voire rococo, de l’expressionnisme abstrait américain. Résidant au Black Mountain College, en Caroline du Nord, alors qu’à New York les tableaux de Jackson Pollock attiraient toutes les attentions, Rauschenberg a appliqué le principe de l’économie maximale à une œuvre dont la réduction esthétique prolongeait le carré noir sur fond blanc (1915) de Kasimir Malevitch. Déclinées en plusieurs variations, les White paintings de 1951 n’étaient rien d’autre que des surfaces blanches pures et unies. Réalisées en assemblages modulaires de un à sept panneaux, ces ensembles contredisaient toute la peinture nord-américaine de la période de la première moitié du XXe siècle. Elles n’ont été exposées à New York que deux années après leur exécution, mais leur réputation les avait déjà précédées.
Cette nouvelle radicalité, allait trouver son écho dans les 4’33’’ de silence de John Cage. Le compositeur minimaliste voyait dans les panneaux blancs de Rauschenberg, des « pistes d’atterrissage » réalisées sous l’influence d’une esthétique associée au bouddhisme zen. Robert Rauschenberg et John Cage, pratiquaient donc cette recherche de l’absolu, dans, ce même Black Mountain College où l’immigré Josef Albers était venu enseigner sa théorie des couleurs. À ces figures exceptionnelles, retranchées loin des centres des métropoles, se joignait Buckminster Fuller dont le « Doing more with less » proposait une alternative au « Less is more » de Mies van der Rohe.
Les précurseurs du Black Mountain College et leurs esthétiques radicales ont véritablement préparé le terrain aux formes réduites dans l’art contemporain des années soixante. L’exposition au Mudam permettra de se faire un idée de la complexité et des jeux de pouvoir qui constituaient une scène artistique américaine allant de l’immédiate après-guerre jusqu’au début de la guerre du Vietnam. De plus en plus engluée dans une société consumériste, manipulant l’excentricité comme substitut de liberté, réduisant la diffusion de l’expressionnisme abstrait par les canaux secrets de la CIA, le monde de l’art new-yorkais s’était divisé en clans dont les esthétiques et les positions artistiques étaient plus qu’opposées.
Le fait que le Mudam choisisse de montrer, entre autres, les caricatures de Ad Reinhardt illustre l’importance de cet artiste qui connaissait bien le petit monde de la modernité d’après-guerre aux USA, et qui savaient placer ses phrases ironiques là ou ça faisait mal : « Je suppose (qu’en peinture) il y a toujours un acte ou alors une action. Mais il faut essayer de les minimiser. Il n’y a pas lieu d’exécuter des pas de gymnastique et des danses. Nul besoin de faire dégouliner de la peinture ou d’éclabousser la toile. » On est loin de l’action-painting de Jackson Pollock.