Son dessein premier avait été d’en finir avec l’identification héritée des Anciens de la peinture et de la poésie, ut pictura poesis. Et le titre de son traité, à partir du célèbre groupe du Laocoon du musée du Vatican, disait bien « les limites respectives des arts plastiques et de la poésie », Grenzen der Malerei und Poesie. Les uns auraient pour but la beauté, s’adressant aux yeux, peinture ou sculpture, on aurait à faire, à en croire Lessing, à un art du moment, de la simultanéité ; et le fait souligné au début du vingtième siècle, par Kandinsky par exemple, du temps de parcours de notre regard, n’y change rien. La poésie, elle, viserait l’action, et le poète travaillerait pour l’imagination, poésie comme imagination se déployant dans le temps, dans la durée, la diachronie. Chose plus vraie évidemment pour les spectacles qu’on aime à dire vivants, exécutions musicales, représentations de théâtre ou d’opéra.
Laocoon et ses fils, entourés des anneaux du python monstrueux, ils sont devant nous, comme figés. Pris dans un instantané, et cela ne se met à vivre que dans les vers de Virgile. Il en serait de même pour la fin tragique d’Hippolyte, lui aussi victime d’un monstre, sorti de la mer sur l’appel de Thésée. Reportons-nous au récit de Théramène, dans Phèdre, acte cinq, scène six : « À peine nous sortions des portes de Trézène… J’arrive, je l’appelle, et me tendant la main/ Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain ». Soixante-treize alexandrins, ce n’est pas trop pour dire l’horreur et son dénouement. Et il est de la sorte laissé de la place à notre imagination.
Depuis Lessing, elle est banale, cette distinction entre les arts plastiques, peintures, sculptures, objets, saisis d’un coup d’œil (même s’il faut après approfondir le regard), et les arts vivants, se révélant au fur et à mesure d’un déroulement plus ou moins long. Et si elle s’est maintenue au cours des siècles, avec d’un côté les musées et les galeries d’art, de l’autre les salles de spectacle, théâtres, opéras, cinémas, elle ne vaut plus guère aujourd’hui, battue en brèche dans les dernières décennies du vingtième siècle, de façon légère, anodine, avec les vidéos, de façon plus radicale, voire brutale, avec les happenings, les actions, les performances. Ces rapprochements, ou carrément entremêlements, dès les années cinquante, lui les incarne à leur degré zéro : Georges Mathieu, le voici par exemple au Théâtre Sarah-Bernhardt, à Paris, nous sommes en 1956, devant près de 2 000 personnes, sur scène, produisant un tableau de quatre sur douze mètres en utilisant quelque 800 tubes de peinture. C’est du spectacle, assurément, il court le long de l’œuvre, mais celle-ci est toujours destinée au musée, y trouvera sa place.
Dans les années 1960 et 1970, la notion d’œuvre explose, ce qui se pousse en avant, c’est le processus de création même, dont il restera une documentation, des photos, des films, des objets considérés comme des reliques. Sans entrer dans les détails, le moment n’est pas à un résumé historique sur ce point, il faut mentionner ce qui s’est fait aux États-Unis dans la suite d’Allan Kaprow, au Japon avec le groupe Gutai, en Europe dans celle de Fluxus, avec la variante extrême, dans son expressivité poussée aux limites, son synesthésisme où l’écoute et la vue le cèdent en partie au sentir, au goûter, au toucher, de l’actionnisme viennois.
On ne soulignera jamais assez dans cette avant-garde l’apport de deux femmes américaines, Charlotte Moorman, la topless celliste, et Carolee Schneemann, reconnue dans son rôle précurseur par le Lion d’or la semaine passée à la 57e Biennale de Venise ; il lui a été attribué sur proposition de la commissaire Christine Macel, avec l’aval du conseil d’administration, d’où l’on conclura à l’acceptation et plus aujourd’hui générale, d’un art du corps, de la sexualité, du genre, naguère objet de scandale. Carolee Schneemann a frayé avec le Living Theatre, de Judith Malina et de Julian Beck, qui lui a d’abord été peintre ; c’est en mai 1964, au Festival de la Libre Expression créé par Jean-Jacques Lebel, qu’elle a donné Meat Joy, à l’American Center de Paris, avec des performeurs gardant sur leur corps ou faisant passer de l’un à l’autre des morceaux de poisson ou de viande, avant de s’enduire de peinture, de se rouler dans des feuilles de plastique. De quoi faire penser aux femmes d’Yves Klein quelques années avant, ses modèles comme pinceaux vivants ; et parallèlement à ses anthropométries, en public, lui ouvrira l’art sur l’immatériel, vendant des zones de sensibilité picturale, où les petits lingots d’or étaient jetés dans la Seine.
Restons à la 57e Biennale, avec ce qu’on peut en dire avant de l’avoir visitée. Avec Catherine Lorent, Filip Markiewicz et cette année Mike Bourscheid, jusqu’au Luxembourg est allé dans le sens de la confusion des genres. Avec une difficulté, un risque, comment faire que ce qui vit dans le temps, survit dans le moment, une fois que le performeur a rangé costumes et objets, et que rien ne résonne plus ; risque d’autant plus grand dans une manifestation qui s’étale sur une demi-douzaine de mois. Pour y remédier, c’est en studio d’enregistrement que Xavier Veilhan a transformé le pavillon français ; de l’autre côté, en haut des Giardini, Anne Imhof présente un spectacle, modestement intitulé Faust, « ein auf sieben Monate angelegtes Langzeitszenario », promu meilleure contribution nationale samedi dernier. De quelque côté qu’on se tourne, la constatation s’impose de cette transformation des salles d’exposition. Le moment de rappeler, il est allé on ne peut plus loin, le passage de Tino Sehgal au Palais de Tokyo, dans ce qu’il appelle des situations dont, officiellement, il ne devrait même pas rester de témoignage photographique. Des intervenants sont choisis dans un casting ; à Paris, au sous-sol, une vingtaine passaient, marchaient, couraient, tel un groupe, un essaim, et au rez-de-chaussée, le visiteur était abordé par trois ou quatre, d’âge différent, lui posant des questions, qu’est-ce que le mystère, qu’est-ce que le progrès. Il restait cet échange, moment d’une interrogation socratique, d’un dialogue platonicien. Rien d’autre.
C’est l’aboutissement de cette transformation qui laisse un musée et une galerie vides. Au bout leur négation même, comme endroits du moins pour conserver (là où il n’y a plus rien) des œuvres (qui n’existent plus). Voilà en fait des caractéristiques des arts vivants, et une fois le rideau tombé, la salle est dépeuplée. À la limite, même si des pièces, des opéras, dans une même mise en scène, sont donnés un certain nombre de fois, la représentation non plus n’est jamais la même. Elle change de soir en soir. Eh bien, si les musées, les galeries se sont mués en salles de spectacle, celles-ci d’un coup ont commencé à aller dans le sens inverse, tournées vers le passé, dans un souci de conservation (de reprise, appelée re-création).
À Lyon, pour preuve cette année le Festival Mémoires, où dans l’ordre chronologique des déterrements il était possible de revoir du Ruth Berghaus, une Elektra donnée à Dresde en 1886, du Heiner Müller, son Tristan de Bayreuth en 1993, enfin un Couronnement de Popée, de Klaus Michael Grüber, au Festival d’Aix, en 2000. Trois spectacles emblématiques de l’école théâtrale allemande de la fin du XXe siècle, disait le programme, ajoutant : « Ces re-créations sont un pari : comment aujourd’hui verrons-nous, au prisme du temps, ces pierres de touche de l’histoire du théâtre et de l’opéra ». De façon tout opposée, ces créateurs n’étaient-ils pas partis de l’idée d’interroger une œuvre à un moment précis, de la conviction qu’il appartient à chaque génération d’y porter son propre regard ? Ce qui par ailleurs fait justement la pérennité des chefs-d’œuvre.
Dans cette mode de retournement vers le passé, pas de surprise que Salzbourg s’y soit associé, non pas l’édition d’été, avec son nouveau directeur Markus Hinterhäuser. On célébrait le cinquantième anniversaire des Osterfestspiele, et hommage était rendu à leur fondateur Herbert von Karajan avec la reprise de sa Walküre. Même sur le petit écran, c’était impressionnant, ces décors, en projection maintenant, de Schneider-Siemssen, dans leur ambition cosmique, la direction de Thielemann. Pour le reste, un critique allemand a parlé de « recht statisches Rampenspiel ». Pareille entreprise satisfait les nostalgiques, son paradoxe s’est révélé avec évidence sur les bords de la Salzach. Pour l’ouverture du Festival en 1967, il avait été prévu une mise en scène de Wieland Wagner ; lui, c’était un innovateur, sa mort l’en a empêché, et les choses ont pris une tout autre direction, avec demi-tour aujourd’hui.