Marco Godinho : L'abime de Chronos

Y arriver ? Où ?...

d'Lëtzebuerger Land vom 06.02.2015

Il est un paradoxe dans les expositions de Marco Godinho. D’un côté, cette hétérogénéité des œuvres, objets de toute sorte, de l’autre, et au bout, une belle et convaincante unité. Elle tient bien sûr à la poésie toute particulière dont l’artiste sait entourer toute chose, comme une aura en rayonne, et c’en est le charme qui prend de suite. Il faut après aller plus profond, creuser. Et se fait jour alors (en même temps qu’il y a va-et-vient entre révélation et secret) une interrogation incessante. Sur le temps où nous vieillissons, l’espace où nous cheminons, plus loin, simplement, radicalement, le monde où nous vivons.

Dans son exposition, à Dudelange, au Centre d’art Nei Liicht, dans l’une des salles, voici un roman de Louis Aragon, défait, détricoté si l’on veut, dans son édition de poche. Par terre, les pages impaires du livre s’alignent, à former un tapis, Blanche ou l’oubli, oui, la moitié du roman carrément rejetée dans l’oubli, une linéarité suggérée dans l’ordonnancement, en même temps non seulement mise en doute, mais mise en déroute.

Louis Aragon, il ne faudrait pas que le poète et l’éclat des yeux d’Elsa fassent oublier le romancier. Et cet art particulièrement élégant qu’il a eu de jeter la suspicion sur les stratégies narratives habituelles. Qu’il tienne cette place (centrale) dans l’exposition de Marco Godinho n’est pas un hasard. La fonction de l’artiste, les deux se rapprochent là-dessus, un facteur de rupture. Et telle phrase de Gaiffier, héros ou pseudo-héros du roman, vaut mutatis mutandis pour Marco Godinho : « Je ne raconte pas ça pour éviter la chose vers laquelle je marche depuis le commencement. Mais pour y arriver. Y arriver ? Où ? ».

Et d’un coup les journées, du moins les mots qui les désignent se superposent, se brouillent, ou bien l’horloge au mur, brisée, vandalisée, ne donne plus aucun repère, n’est plus d’aucune utilité. Marco Godinho est l’artiste de tel préfixe qui dit la séparation, la cessation, désorientation aussi, mais tel Sisyphe, il faut toujours recommencer, et l’imaginer heureux. Il en va de même dans la relation avec l’espace, où par exemple il ne reste que cette ligne faite de bouts de ficelle ou de corde ramassée de longues promenades et déambulations parisiennes. Présence et absence concomitantes, comme dans les images partielles, estropiées, de la houle, dans celle où deux mots seuls, Black, Ocean, identifient la masse noire, permettent tout au plus de deviner le poème passé sous silence.

Un film qui porte comme titre la conjonction même, met ensemble, fait dialoguer une voix masculine et une voix de femme, comme si l’espace et le temps s’échangeaient, dans un ultime moment, sur des images où le pendule de Foucault vient se glisser sur une gigantesque rose des vents, paysage au bord de la mer, attrait toujours d’un indéfini, d’un infini, nous sommes à la forteresse de Sagres, au Portugal. Il est ainsi dans le cheminement de Marco Godinho une part toute personnelle, tout attachante. Mais elle pousse immédiatement à l’universalité. Image prenante que ce fil à plomb de maçon qui a transpercé la paille d’une chaise, mouvement suspendu définitivement du pendule.

Marco Godinho a mis son exposition sous la tutelle d’un personnage, Chronos en devenir, dit-il, qui porte sur une main une sphère où sont plantées des aiguilles. C’est un peu Atlas aussi, pour rester dans la mythologie, mais avec une légèreté certaine, celle justement de notre artiste dans son questionnement des plus graves.

Légèreté, oui, le mot convient de même à l’univers où nous plonge Keong-A Song, au Centre d’art Dominique-Lang ; légèreté du rêve, de l’imagination, en corrigeant de suite, en précisant que l’humour ici joue parfaitement son rôle décapant. Et ces créations délicates, fragiles, ces sculptures qui peuvent s’agglomérer pour donner tout un paysage, toute une communauté, au-delà de leur délicatesse, de leur fragilité, nous font bien nous interroger à leur tour. Il n’y a pas que du pittoresque non plus dans ces portraits de hiboux anthropomorphes dans leur accoutrement qui permet de les associer à tels pays, avec leurs mets traditionnels.

Keong-A Song, si elle n’hésite pas à pointer du doigt, à dénoncer, le fait en douceur, avec l’élégance propre aux fabulistes. On entre dans l’univers qu’elle déploie, les yeux s’écarquillent, tellement on est pris par le détail, tellement aussi il s’y révèle une réalité tout autre. Allons, reprenons la phrase de Gaiffier. « L’artiste ne nous raconte pas ce monde autre, autrement possible, pour éviter la chose vers laquelle elle et nous marchons depuis le commencement. Mais pour y arriver. Y arriver ? Où ?... »

Marco Godinho, L’abîme de Chronos, exposition ouverte jusqu’au 21 février, au Centre d’art Nei Liicht, à Dudelange, du mercredi au dimanche, de 15 à 19 heures. / Keong-A Song, Sauvage, exposition ouverte de même jusqu’au 21 février, au Centre d’art Dominique-Lang, Gare Dudelange-Ville, du mercredi au dimanche, de 15 à 19 heures. www.centredart-dudelange.lu
Lucien Kayser
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