Il y a 55 ans, il n’existait au Luxembourg qu’une seule galerie privée, celle d’Ernest Horn, qui se consacrait à la présentation et la vente d’œuvres d’art contemporain, alors qu’aujourd’hui, ironie du sort, les meilleures ventes sur le marché de l’art sont obtenues justement dans le secteur de l’art contemporain. Les dix dernières années ont montré que le marché de l’art n’est pas seulement un métier dur, où il faut savoir utiliser son intelligence autant que ses connaissances humaines, mais aussi qu’il a survécu à la crise financière et que les prix des œuvres d’art augmentent en continu. À l’abri d’une pensée d’un art « prêt à consommer » et de la stratégie événementielle, à laquelle grand nombre de galeries, artistes et institutions recourent aujourd'hui pour attirer le public, Marita Ruiter a su imposer avec engagement et passion depuis 25 ans sa vocation en tant que marchand de l’art et galeriste et a relancé le débat sur un art authentique.
Ce n’est que dans les années 1980 que la scène artistique luxembourgeoise commence à se distancer lentement de la peinture abstraite et à se diversifier en termes de techniques et de médias. En même temps, un certain nombre de galeries privées ouvrent leurs portes, parmi elles, la Galerie Clairefontaine. Marita Ruiter, née en Autriche, achète son premier espace en 1984 et inaugure sa galerie en 1988 avec des expositions de Klimt, Kokoschka et Schiele. Avec ce programme ambitieux, elle montre dès le début l’ampleur de son intention – s’établir comme galerie de très haute qualité – et entame dès lors une stratégie qui perdure jusqu’à aujourd’hui : s’ancrer dans la tradition et acquérir grâce à des artistes de qualité et de renom les fonds nécessaires pour exposer et représenter également des artistes jeunes, émergents et parfois provocateurs. Grâce à cet esprit dynamique et combattant, Marita Ruiter expose peu de temps après l’ouverture de sa galerie des artistes comme Anselm Kiefer, Arnulf Rainer ou Jochen Gerz dont les œuvres n’ont jamais été montrées auparavant au Luxembourg.
Il va sans dire qu’une telle stratégie, visant à promouvoir des artistes moins connus, ne peut s’imposer sans risques. Dans le but de maintenir un équilibre entre art établi et art émergent et de varier les techniques exposées, Marita Ruiter ouvre en 1997 son « Espace 2 », un lieu d’exposition sur deux niveaux conçu par Hermann & Valentiny. L’inauguration du second espace, qui se prête avec prédilection à exposer des photographies, symbo-lise un moment fondamental non seulement dans la présentation mais aussi dans l’acceptation commune de la photographie en tant qu’art au Luxembourg. Passionnée de photographie, Marita Ruiter accorde une place aussi importante aux reporters-photographes qu’aux artistes-photographes et, dans le laps de 25 ans, a fait défiler des œuvres d’artistes comme Edward Steichen, James Nachtwey, Helmut Newton, Giacomo Costa, Stéphane Couturier, Jürgen Klauke, Franco Fontana, Alfred Seiland, Nobuyoshi Araki et Isabel Munoz.
À côté des artistes établis et des jeunes talents internationaux, la Galerie Clairefontaine soutient depuis toujours la création artistique au Luxembourg. Elle représente des artistes comme Tung-Wen Margue, Michel Medinger et Roland Schauls. Plus récemment, on pouvait découvrir les œuvres de Max Mertens, François Besch, Marc Wilwert et Lé Sibenaler à l’Espace 2. Afin de faire connaître et reconnaître les artistes luxembourgeois à l’étranger, la galeriste montre également des œuvres d’artistes luxembourgeois lors de sa participation à des salons et foires d’art de renom, comme l’Art Cologne.
Outre son métier et sa passion en tant que galeriste, Marita Ruiter est aussi collectionneuse. Elle rassemble ainsi entre autres des collections des premières photographies aériennes de Berlin, des Zeppelins ZR-1 et ZR-3, de l’Olympiade à Berlin de 1936 et de Thea Warncke. La plus importante collection reste celle des photographies de Gisèle Freund, théoricienne et pionnière de la photographie couleur avec qui Marita Ruiter a entretenu une relation amicale. L’intérêt de Marita Ruiter pour Gisèle Freund et le fait que sa thèse de doctorat traite de son œuvre témoignent de l’importance que la galeriste porte à la question du statut de la photographie et à une réflexion théorique plus large qui se tisse autour de la photographie et de la création artistique.
Ce travail théorique et philosophique intense autour de l’art distingue Marita Ruiter des marchands d’art communs. C’est dans le même esprit qu’elle organise divers projets, comme « Luxemburger Porträts », pour lequel 60 personnes habitant du Luxemburg et représentant tous les types sociaux sont photographiées, en 1997 par Ulay et en 2002 par Daniel & Geo Fuchs. Une troisième édition est en cours d’élaboration. Qu’une galerie puisse servir de plateforme de discussions et de débats autour de la création artistique se montre surtout dans les célèbres Photomeetings Luxembourg. Organisées pour la première fois en 2005, ces rencontres autour du médium de la photographie incitent à une discussion publique sur des thèmes comme la « Mass Media Manipulation », « Photojournalism and Portraiture. Tribute to Gisèle Freund on her 100th anniversary », le tabou et le voyeurisme. A travers des workshops (entre autres avec James Nachtwey, Marla Rutherford et Franco Fontana), des lectures (Peter Weibel, Klaus Honnef ou Hubertus von Amelunxen pour ne citer que les plus célèbres), des conférences et des expositions, les thèmes sont appréhendés sous leurs différentes facettes. Grâce à l’invitation d’artistes, de théoriciens et d’étudiants internationaux, les Photomeetings Luxembourg sont ainsi une excellente occasion de mettre en valeur le Luxembourg comme lieu de rencontre et de débat autour de la photographie.
Pour fêter le 25e anniversaire de sa galerie, Marita Ruiter montre dans son Espace 1 des œuvres de Markus Lüpertz, Dieter Appelt, Anselm Kiefer, Joseph Beuys, Jörg Immendorff, Gerhard Richter, Max Neumann, Isabel Muñoz, Roland Schauls, Marl Rutherford, Giacomo Costa et Michel Medinger. L’exposition ne montre pas seulement quelques uns des joyaux de l’histoire de l’art des 25 derniers ans, mais met aussi en valeur le travail de qualité dont la Galerie Clairefontaine a fait preuve depuis son inauguration. À cette occasion, la galerie a également édité un beau catalogue illustré (à un prix abordable de 25 euros) qui retrace l’histoire de la galerie et dévoile des petites anecdotes de Marita Ruiter, comme l’origine de sa fascination pour l’art s’ancrant dans le film Hamlet et dans la littérature, son travail en tant que mannequin pour gagner de l’argent pendant les études ou sa rencontre avec Gisèle Freund ou Ernst Beyeler.