Si le proverbe vaut qui dit que nul n’est prophète en son pays, il arrive, en sens opposé, que le prophète s’éloigne de son pays. Et de même que tel écrivain français se rêvait et se voulait Milanais, il n’est sans doute pas faux de qualifier Michel Majerus, l’Eschois, et le Luxembourgeois, de Berlinois. Attrait d’une capitale cosmopolite, prise juste à ce moment-là dans un élan initié par la chute du mur. Promesse non moins d’une reconnaissance internationale qui n’a pas laissé de chance non plus à Stuttgart.
Un jour de novembre 2002, un retour au pays, revoir les parents, allait être fatal. L’exposition, non pas la première mais les autres n’avaient guère eu la taille, ni son écho, au Mudam, fut donc posthume. Aujourd’hui, c’est à Luxembourg, aux éditions Saint Paul, par la plume de Paul Dell, que paraît la première monographie (après bon nombre de catalogues d’exposition) de l’artiste. Et avec un sourire narquois, il faut le souhaiter, l’auteur à un moment, où il analyse le tableau intitulé Katze, avec ses petits animaux surpris devant un soulier que saint Nicolas, bien plus présent, nous dit-on, dans la pays qu’ailleurs (où ce serait le père Noël), a rempli à ras bord, s’efforce d’établir un lien, le seul, avec les origines de l’artiste : « Ob Absicht oder nicht – es ist wahrscheinlich ibn seinem Werk der einzige, wenn auch indirekter kultureller Verweis auf seine Heimat. »
Cela dit, soulignons de suite combien Paul Dell a trouvé le juste milieu, une voie moyenne dans son entreprise. Il s’adresse ensemble aux personnes qui connaissent tant soit peu leur Michel Majerus et aux gens qui veulent bien faire leurs premiers pas dans cet univers iconographique des plus larges. Car cela revient en fait à visiter le haut et le bas de la culture, l’histoire de l’art et le trash (avec un joli glissement sémantique) ; tous deux repris, pour ne pas trop abuser du terme de déconstruction, réunis, tous deux confrontés, éclairant l’un l’autre, lui jetant de l’ombre. Paul Dell excelle à nous guider parmi les emprunts à des couches plus souterraines, et on en apprend des choses, dans un domaine bien éloigné des Stella, Warhol ou de Kooning. Les jeux électroniques, la publicité, la musique disco, tout y passe, dans une première partie qui se ferme pour ainsi dire sur l’insertion de Michel Majerus dans la postmodernité.
Une conclusion, elle s’avère intermédiaire, et l’essai de Paul Dell se relance, dans un égal nombre de huit chapitres qui repartent sur des considérations renouvelées de la bonne vieille méthode lansonienne mettant face à face l’homme et l’œuvre. Dans les deux parcours qui ne peuvent éviter telle répétitions, l’auteur fait appel aux témoignages des proches, a recours à tant de commentaires, de prises de position de critiques, d’hommes de musée, il est vrai que Michel Majerus a suscité de suite la parole, qui n’a fait que se multiplier après sa mort, dans la foulée des expositions, de Graz à Bordeaux, avant de franchir l’Atlantique.
Avec une adresse et des fois une espièglerie certaines, Paul Dell sait jouer des avis des autres, les opposer pour mieux cerner son sujet ; on aurait toutefois aimé que sa propre voix s’élève plus souvent par-dessus ce concert. Ce qui est le cas, bienvenu, dans telles analyses plus poussées d’un tableau ou d’un autre, d’une installation, comme celle où Michel Majerus a changé la porte de Brandebourg, symbole d’une ville, des décennies durant de sa division, en « Sozialpalast ». Et dès lors, impossible de dire plus longtemps que l’artiste n’œuvrait qu’à la surface des choses, qu’il restait cantonné dans une activité ludique.
Rien de la personne ni de l’œuvre de Michel Majerus qui ne reçoive ici sa mise en lumière. Et plus largement, qui ne soit pas remis dans le contexte du temps, avec l’éventail justement de la culture populaire (ou juvénile) comme de l’art qu’on apprend dans les écoles et dans les musées. « Die Bilderkultur bringt, indem sie die alten Wunschbilder, Stereotype und Texte transformiert, praktisch jeden Glauben an eine bestimmbare Zukunft und ein kollektives Ziel zum Verschwinden. » L’exposition Letzte Tage, réalisée ensemble avec Hans-Jörg Mayer, un ami artiste, posthume pour la personne de Michel Majerus, a surenchéri sur l’avis du théoricien de la postmodernité Jameson, cité par Paul Dell. Des visions apocalyptiques, et l’on est passé d’un coup ailleurs, dans une peinture tout autre. Du double jeu, qui dénonce d’une part le monde comme il va mal, jeu de massacre d’autre part, de la peinture même. Une dernière fois, Michel Majerus nous aura surpris, mis en face de l’essence et de la fonction de l’art.