Logiquement, la crainte existait à l’époque, celle de l’envol de la photographie, qu’elle ne vienne d’un coup prendre la place de la peinture, longtemps trop souvent réduite à une représentation pure et simple. Bien sûr qu’il y eut une échappatoire, vers une autre réalité que celle que nous avons tous les jours sous les yeux. C’est Klee qui dira qu’il appartient à la peinture, à l’art en général, de rendre visible l’invisible. À côté des exercices formalistes, d’une pratique auto-référentielle, autre versant de l’abstraction, il y aura l’exploration (largement ouverte par la psychologie des profondeurs) d’un territoire qui jusque-là avait tout au plus affleuré, et encore. Ajoutons que de nos jours, du côté de la photographie, il est toutes sortes de manipulations (électroniques) possibles.
Il faut relire Jean Paulhan à ce sujet. « Si le peintre n’avait qu’à reproduire l’aspect des choses, il y a beau temps que le photographe (en couleurs) l’aurait renvoyé chez lui. Mais il faut bien supposer que la peinture ajoute à la photographie quelque risque et quelque mystère. Quelque métamorphose. »
C’est exactement ce que le visiteur doit se dire, à la galerie Nosbaum & Reding, face à la dizaine de peintures de Tina Gillen. Risque, mystère, métamorphose, certes, et les trois en ordre croissant, ce à quoi il faut de suite ajouter autre chose, une même chose par ailleurs, mais qu’il est possible, voire indispensable, de considérer de deux points de vue. Cette peinture-là, loin de se cantonner dans la reproduction, ou représentation, quitte à métamorphoser en plus la réalité, nous donne à voir son processus, sa fabrication (ingrédient essentiel à en croire Adorno de l’art moderne) ; et en plus, par là-même, c’est notre regard qu’elle change, notre perception. Affûtage, aiguisement, si l’on veut ; en tout cas, prise de conscience accentuée, appuyée.
On sait que Tina Gillen part d’autres images justement, d’un second degré donné d’avance. D’images prises par exemple dans des magazines, de photographies, de cartes postales, d’extraits de livres ou de films. Cela donne à la fois à son art cette assise dans le réel et d’emblée un désaxement. Il s’y greffe alors le travail propre à la peinture. Et dans tels grands formats de l’exposition, lui va carrément dans le sens de l’étrange, voilier qui flotte, maison située dans un contexte qui s’avère peu certain si l’on y regarde de près, arrière-fond rocheux de même essence que l’avant-plan qui pourrait s’avérer une eau d’où sort quelque forme monstrueuse.
Les choses se passent plus sagement ailleurs, avec pourtant de belles mises en page (pour employer le terme des typographes), cascade d’eau qui est dangereusement proche, ligne jaune qui parcourt la feuille entièrement. Et c’est du côté de la perception que dirigent tout à fait les œuvres sur papier qui reprennent la forme (le dédoublement) que naguère la manière du « viewmaster » nous imposait. Où il revient quand même à la peinture de glisser telles déformations, telles imperfections ou défectuosités qui dès lors ne sont pas affaire de rétine.
Une métamorphose, précisait Jean Paulhan, est en tout cas d’autant plus frappante que l’objet est plus commun : mieux à notre portée. C’est exactement là-dessus que joue Tina Gillen, et nous nous associons volontiers à ces jeux ô combien sérieux du réel et de la peinture.