Le gouvernement a dû revoir, sous l’aiguillon du Conseil d’État, ses plans pour introduire un impôt minimal à charge des entreprises. Il sera plafonné forfaitairement à 20 000 euros par an pour les sociétés-mères détenant plusieurs filiales, souvent fortement capitalisées. Il ne leur faudra donc pas payer entre 500 et 20 000 euros pour chacune des entités détenues. Les fonds de private equity et les fonds immobiliers, gros utilisateurs de sociétés de participation (en général, une société par immeuble en propriété) devraient pouvoir survivre au plan de rigueur luxembourgeois, malgré les cris d’orfraie des milieux financiers. Même si la destination Luxembourg dans le tourisme mondial du moins disant fiscal se révèlerait moins compétitive que sous l’ancien régime.
Mardi, lors du Banking Day organisé par la firme PWC, et mercredi à la Chambre des députés, Luc Frieden, ministre des Finances, CSV, a joué l’apaisement en rappelant, à ceux qui l’auraient perdu de vue, combien le Luxembourg était dépendant des flux de capitaux étrangers pour assurer sa croissance. Le discours du ministre peut d’ailleurs paraître paradoxal : Mardi, il enjoint les milieux financiers à axer la croissance de leurs services sur le label de qualité « made in Luxembourg » et non pas sur les avantages fiscaux que peuvent procurer une implantation au grand-duché ou le secret bancaire. Le lendemain devant les députés et pour défendre le projet de budget 2013 et son annexe qui mettra les riches et les sociétés à contribution, Luc Frieden en est allé de sa rengaine habituelle : les entreprises ne s’installent pas au Luxembourg pour butiner le pouvoir d’achat incomparable des ménages résidents, ni pour gagner des parts sur le marché intérieur, mais en raison des bonnes conditions fiscales que notre juridiction leur offre. Aussi, l’impôt sur les sociétés ne doit pas « trop augmenter » pour rebuter les investisseurs internationaux si prompts à aller faire leur shopping fiscal sous des cieux plus cléments, aux Pays-Bas notamment, qui est le principal compétiteur des Luxembourgeois dans la course à l’optimisation.
Mardi encore, lors du Banking Day, le ministre des Finances lançait des petits signaux en montrant ses bonnes dispositions à discuter en 2013, notamment dans le cadre du Haut comité pour la place financière qu’il préside, d’une révision de la fiscalité des entreprises. En attendant de savoir à quelle sauce elle sera mangée, il fallait que l’industrie financière, qui a sans doute plus à perdre d’un alourdissement de la fiscalité des sociétés que des coups de rabot dans le secret bancaire, préserve l’un de ses fonds de commerce les plus rentables, le corporate finance. C’est pour lui que les personnalités les plus influentes de la place financière se sont mobilisées ces dernières semaines afin de faire reculer les plans du gouvernement d’imposer « aveuglément », sans en avoir mesuré exactement l’impact ni le degré de nuisance, un impôt minimum échelonné entre 500 et 20 000 euros à toutes les sociétés ayant pignon sur rue, même les structures étrangères et même les chapelets de filiales qui essaiment à partir d’une maison-mère luxembourgeoise.
On ne s’en rend pas toujours bien compte, mais cette industrie corporate ne correspond pas seulement à des boîtes-aux-lettres chargées par dizaine d’étiquettes dans des immeubles cossus de la capitale. Il y a des emplois derrière les sièges internationaux de grands groupes, même si leurs têtes pensantes ne sont pas localisées au grand-duché. Il y a donc aussi des impôts, même s’il est difficile d’en quantifier les montants et surtout de définir une cote d’impôt moyenne pour ces sociétés mères qui, souvent, usent (et abusent) jusqu’à la corde des mécanismes de planification fiscale ancrés dans la réglementation européenne (directive mère-fille) que le grand-duché a avantageusement transposée. Il y a également des commissions pour les officines spécialisées dans la planification fiscale internationale. Les big four (PWC, Deloitte, Ernst & Young, KPMG) tirent une bonne partie de leur chiffre d’affaires de cette industrie, entre l’audit des sociétés et le conseil.
Les trois derniers rapports annuels de l’Administration des contributions directes avaient jeté une certaine suspicion sur les montages de sociétés réalisés à partir de Luxembourg : près de 80 pour cent des « collectivités » échappent à l’IRC, soit parce qu’elles sont trop petites, soit parce qu’elles en sont exonérées. C’est pour « combattre cette injustice », qui passe mal politiquement parlant en ces temps de disette budgétaire et d’alourdissement de la capacité contributive de tous les ménages, que le gouvernement de coalition a choisi de mettre en place un impôt minimal sur les collectivités. Parallèlement et toujours sur le plan de la fiscalité des entreprises, il fut décidé de doubler la taxe à la charge des sociétés de participation financière, celle-ci passant de 1 500 à 3 000 euros. Les deux dispositifs devant faire rentrer dans les caisses de l’État quelque cent millions d’euros par an. Il y a là encore une contradiction dans le message délivré par l’Administration des contributions directes : d’un côté le constat qu’une très faible portion des entreprises est soumise à l’IRC, de l’autre l’institution des rulings (accords à l’amiable avec le fisc pour le traitement d’un groupe de sociétés) au sein même de cette administration pour autoriser des montages fiscaux parfois assez téméraires. Suffisamment en tout cas pour énerver nos voisins français et belge. La perspective d’ailleurs que le « Monsieur Ruling » de l’ACD (il est le seul à être en charge de ce volet) parte bientôt à la retraite sans qu’un autre agent ait encore été désigné ni formé à la pratique (non écrite) en prévision de ce départ créé pas mal d’agitation dans le petit cosmos des fiscalistes en ce moment.
À voir comment un groupe tel que Wendel (à la tête duquel on trouve le baron Ernest Antoine Sellière), qui a établi son quartier général à Luxembourg, s’est structuré à partir d’une société de capital risque (Sicar) ayant essaimé une trentaine de filiales depuis son siège de l’avenue Gaston Diederich, il ne fait pas de doute que ce groupe international doit en grande partie sa présence au grand-duché au bon réseau luxembourgeois de conventions de non-double imposition ainsi qu’au dispositif de la directive européenne mère-filles permettant de faire remonter les bénéfices vers des juridictions light en termes de pression fiscale, au travers notamment des véhicules fiscalement « neutres » (Soparfi, notamment). Le Luxembourg vit de ce commerce, mais les abus de droit qui sont faits du dispositif ont mis la pression sur le gouvernement. Wendel, selon les accusations du fisc français et d’un ancien cadre du groupe abondamment cité par la presse hexagonale, aurait ainsi utilisé ses véhicules luxembourgeois pour faire passer entre autres les bonus de ses dirigeants et une partie aussi de leur salaire, alors que leur présence effective au grand-duché se résumait souvent à un aller-retour Paris-Luxembourg en TGV par mois.
Abus ou pas, le Luxembourg est bien obligé de vivre avec la présence de ces milliers de quartiers généraux de groupes internationaux, une activité qui assure une partie de sa prospérité économique tout comme l’industrie des fonds immobiliers et du private equity qui ont pris avantageusement le relais des « petits clients » de la gestion de fortune. Aussi l’idée de mettre en place une imposition minimale des entreprises et d’élargir le périmètre en y intégrant à partir de 2013 quelque 37 000 collectivités échappant actuellement à l’IRC, a-t-elle été perçue comme un geste suicidaire par les milieux d’affaires. Le Conseil d’État a volé à leur secours la semaine dernière en mettant plusieurs oppositions formelles au projet de loi introduisant notamment l’impôt minimum. La commission parlementaire des Finances et du Budget a entendu le message des Sages cinq sur cinq. Si on ne revient pas sur le principe du doublement de la taxe Soparfi, on a tout de même sérieusement revu le dispositif de l’impôt minimum sur les entreprises. S’il avait été conservé tel quel, l’impôt aurait frappé chacune des sociétés intégrées dans une société faîtière. Autant dire que les capitaux étrangers auraient fui la juridiction de Luxembourg pour aller se réfugier ailleurs. Politiquement parlant, les députés n’ont pas pris de risques majeurs en plafonnant à 20 000 euros l’impôt minimum (au lieu de multiplier cette somme par autant de sociétés du périmètre d’intégration). Ils se sont contentés de reprendre textuellement toutes les adaptations juridiques proposées par le Conseil d’État, levant ainsi les oppositions formelles des sages. C’est un coup double, puisque les détracteurs du Luxembourg ne pourront plus montrer du doigt ces maisons-mères, fiscalement transparentes, installées au grand-duché : ces véhicules paieront désormais des « avances » d’impôts que le fisc luxembourgeois ne leur remboursera pas.
Romain Hilgert
Kategorien: Öffentliche Finanzen
Ausgabe: 14.12.2012