La Manufacture d’orgues luxembourgeoise Westenfelder est située à Lintgen, dans un bâtiment moderniste élégant mais délabré. Construit en briques rouges dans les années 1920, l’immeuble a été classé monument national en 2011. On traverse une série d’ateliers abandonnés, sombres et froids avant de pénétrer dans le cœur de la manufacture. Une salle de montage de vingt mètres de haut, chauffée au four. Blanchis à la chaux, les murs sont tapissés de portraits de compositeurs baroques et de réclames de bières. Le sol est recouvert d’un ancien parquet. Aux côtés du patron Andreas Westenfelder, deux menuisiers s’affairent. Ils comptent 17 respectivement 22 années d’ancienneté. Il y a trois ans, la manufacture employait encore une dizaine de salariés ; depuis, l’équipe aura été décimée : licenciements, départs à la retraite, congés maladie.
La séparation entre l’Église et l’État, raconte Westenfelder, a failli casser le cou à la manufacture. À partir de 2015, les commandes pour les constructions, restaurations ou simplement accords se raréfient. En 2016, c’est le krach. Les fabriques d’église, sachant leur fin proche, auraient été saisies par une forme de « Schockstarre », bloquant toutes les dépenses. Les bilans déposés au Registre de commerce permettent de suivre la débâcle commerciale : En 2016, la manufacture de Lintgen faisait 81 000 euros de pertes ; en 2017, les pertes se chiffraient à 67 000 euros. La manufacture créée en 1924 se mourait dans l’indifférence générale. Westenfelder écrit des lettres au ministre des Cultes, Xavier Bettel (DP), et à l’archevêque, Jean-Claude Hollerich. Il dit ne pas avoir reçu de réponse, « même pas d’accusé de réception ». (Sur les 490 édifices religieux, 356 ont fini en possession des communes, les autres sont devenus la propriété du « Kierchefong », placé sous l’autorité de l’Archevêché.)
Westenfelder est acculé, au bord de la dépression. En début d’année, il se résigne à vendre sa fabrique. Ou plutôt l’objet immobilier qui l’abrite. Un cortège de promoteurs et d’investisseurs passera à travers les ateliers ; un lieu de mémoire de l’histoire industrielle et musicale réduit à un énième objet de spéculation immobilière. Or, au début du printemps, un des acheteurs potentiels sort du lot. Il s’enthousiasme pour le métier de facteur d’orgue. Dans les semaines qui suivront, Claude Konrath, un promoteur immobilier basé à Steinsel, visitera à plusieurs reprises les ateliers, s’intéressant aux détails techniques du métier. Il promet de financer la survie de la manufacture. Il y a une certaine affinité des métiers : La production d’orgue est d’abord un travail de menuiserie et Konrath avait commencé sa carrière comme charpentier.
Fin avril, Claude Konrath et Andreas Westenfelder passent devant le notaire à Mersch. Le promoteur reprend plus de 90 pour cent des actions de la firme, foncier inclus. Le facteur d’orgue n’y gardera qu’une petite participation minoritaire. Il voit dans l’apparition du promoteur mélomane un miracle. « Pour moi, c’était cinquante Noëls d’un coup, dit-il. Les coûts fixes, les salaires ; c’est un poids que je ne dois plus porter sur mes épaules. » De manière inattendue, voire inespérée, la manufacture venait d’obtenir un sursis.
La situation n’est pas tout à fait inédite. En 1962, la manufacture de Lintgen avait fait faillite avant qu’August Mreches, un marchand de pneus, relance la production. Huit ans plus tard, Georg Westenfelder, le père d’Andreas, reprendra la manufacture. Sous sa direction, elle se spécialisera dans les nouvelles constructions qui commençaient alors à remplacer les orgues – souvent de piètre qualité – datant de l’immédiat après-guerre. Les orgues de Lintgen s’exporteront jusqu’au Japon et aux États-Unis. Pour Georg Westenfelder, les années 1970-1990 seront une série de grands gestes. En 1971, il restaurera l’ancien orgue de l’Église Saint-Michel. En 1985, il construit l’orgue de l’auditoire du conservatoire de la Ville de Luxembourg. En 1995, l’imposant orgue de la Cathédrale (situé dans l’ancienne nef) sera entièrement reconstruit dans le style baroque. La planification prendra quatre, la fabrication 18 et le montage dix mois.
Né en 1961, Andreas Westenfelder a passé une bonne partie de son enfance dans les ateliers de Lintgen. Dans la famille, tous jouaient d’un instrument et Andreas passera ses examens de solfège au Conservatoire de la Ville de Luxembourg, puis prendra des cours de piano avec la future ministre Erna Hennicot-Schoepges et des cours d’orgue avec Carlo Hommel. Il passe son bac à l’École européenne, puis part se former à Ludwigsburg – à part Eschau en Alsace, le seul centre de formation pour facteurs d’orgue – et entre dans la manufacture de Lintgen comme apprenti. Travailler sous l’autorité paternelle n’aurait pas été évident : « On a eu des hauts et des bas ». En 2011, le fils finit finalement par reprendre la direction de la firme.
Pour exercer ce métier, mieux vaut ne pas avoir le vertige : Le montage se passe à des dizaines de mètres de haut, « accroché comme un singe » à l’orgue. Mais il ne suffit pas d’avoir des aptitudes manuelles et physiques ; encore faut-il avoir l’oreille. Chaque orgue résonne dans un espace donné et unique. Si Westenfelder n’a pas l’oreille absolue – c’est-à-dire la faculté de reconnaître une note sans référence – il dit « s’en rapprocher ». Un instrument légèrement désaccordé, dit-il, suffirait à lui gâcher un concert.
À 57 ans, Westenfelder tente de profiter de la période de grâce pour retrouver une vitesse de croisière, dénicher de nouveaux marchés et trouver un successeur. Il loue des petites « orgues positives » – que l’on installe dans les églises, écoles de musique et à la Philharmonie pour accompagner les ensembles de musique de chambre. Mais il y a bien sûr la concurrence, alsacienne et allemande surtout. Puis, en 2013, les frères Damien et Samuel Thomas ont créé SDDT Lux, une micro-manufacture située dans la zone artisanale de Troisvierges.
Issu d’une famille belge de facteurs d’orgue, Damien Thomas avait géré une entreprise de construction à Weiswampach, ce qui lui avait permis de tisser des contacts avec les fiduciaires et les banques dans cette « boomtown » du Nord, plateforme du (petit) capital belge. Dans une interview publiée dans la dernière édition du magazine De Cliärrwer Kanton, Damien Thomas expliquait ses motivations : « Belge d’origine, la proximité de la frontière, le peu de concurrence présente dans notre métier au Grand-Duché, la multitude d’instruments d’après-guerre demandant des travaux d’entretien et d’accord. » C’est comme une petite blessure narcissique : l’ancien orgue Westenfelder dans l’église de Troisvierges est actuellement retapé par Damien Thomas.
L’accord des orgues constituait une activité régulière et récurrente, qui assurait une stabilité financière aux facteurs d’orgue. (Une situation qu’on retrouve notamment chez les ascensoristes et leur parc d’entretien.) La dissolution des fabriques d’église a engendré une prudence budgétaire qui n’est pas sans danger pour les anciennes orgues. Car celles-ci souffrent du chauffage et de l’humidité qui font moisir le bois, crevasser le cuir du sommier et corroder les tuyaux métalliques. Les orgues risquent de pourrir debout. Marc Linden, le vice-président du Syndicat des fabriques d’église, évoque le cas de son église à Heffingen : « Sauf pour des situations exceptionnelles, comme les messes-radio, on ne fait plus qu’accorder l’orgue tous les deux ans. Par le passé, c’était au moins une fois par an. »
Le Luxembourg compte 243 orgues. C’est avec un soin bénédictin que chacune d’entre elles est recensée jusqu’au dernier détail technique et historique sur orgues.lu. Elles gardent une valeur d’usage, même si la relève de jeunes organistes n’est pas évidente. Certaines orgues sont réputées pour leur qualité sonore et attirent des musiciens des quatre coins du monde : L’église Saint-Martin de Dudelange et sa Stahlhuth de 1912, la cathédrale et sa Westenfelder de 1995, la Philharmonie et sa Schuke de 2005. Les fans de la musique d’orgue forment un microcosme étonnamment vibrant, structuré par le bulletin de liaison Tuyaux, les festivals et toute une nuée d’associations locales. Pour Paul Kayser, le président des Amis de l’orgue, le plus important pour l’entretien des orgues, c’est qu’elles soient jouées régulièrement : « Si l’instrument est joué, il est aéré. Après les concerts, j’entends souvent les gens : ‘Aujourd’hui, la poussière a enfin été soufflée des tuyaux !’ »