Ross Ulbricht, le fondateur du site Silk Road, un bazar du Dark Web sur lequel se sont échangés toutes sortes de drogues et autres produits et services illégaux jusqu’en 2013, a été condamné à perpétuité en 2015. Cette lourde sentence avait pour but explicite, disait alors la juge Katherine Forrest dans son verdict, de décourager tous ceux qui pourraient être tentés de l’imiter. « Pour ceux envisageant de faire comme vous, de lever une telle bannière mal inspirée (…), ils doivent comprendre très clairement et sans equivoque que si vous enfreignez la loi de cette façon, il y aura des conséquences très très sévères », avait-elle asséné au moment d’envoyer l’opérateur de Silk Road en prison pour le restant de sa vie.
Dans une étude récente, évoquée pour la première fois par Wired, un chercheur de l’université de Boston, le sociologue Isak Ladegaard, scrute l’univers du Dark Web avant et après cette condamnation. Il a constaté que depuis le procès d’Ulbricht, les marchés souterrains qui ont pris la relève de Silk Road sont plus vastes et plus diversifiés que celui-ci. Ces plateformes hébergent davantage de boutiques en ligne, l’offre de produits et services y est plus diversifiée et les chiffres d’affaires qui y sont réalisés sont autrement plus conséquents. Alors que les principaux produits proposés sur Silk Road étaient le cannabis, l’ecstasy et l’héroïne, ainsi que les faux papiers, on trouve en plus aujourd’hui sur Alphabay, le plus important des successeurs de Silk Road, des armes et des données volées. Ladegaard s’est toutefois gardé d’en tirer la conclusion que la lourde condamnation d’Ulbricht serait restée sans effet : il se peut en effet, fait-il valoir, que sans la main lourde de la juge Katherine Forrest, l’afflux sur les plateformes clandestines aurait été encore plus prononcé. Il pense en tout cas pouvoir affirmer que l’intense couverture médiatique du procès a fortement contribué à inciter de nouveaux clients à venir chiner sur le Dark Web. Pour accéder à ce bazar illégal, il suffit d’une connexion Internet, d’un navigateur Tor, qui rend anonymes les tribulations de son utilisateur sur le Net et fonctionne avec les extensions .onion au lieu des habituels .com ou .org, (ainsi, l’adresse du marché AlphaBay est pwoah7foa6au2pul.onion) et d’un réseau privé virtuel (VPN). Des guides sont accessibles sur le Web « normal » pour accompagner les intéressés dans leurs premiers pas : comment par exemple se munir d’un wallet pour gérer ses bitcoins, souvent requis pour effectuer des paiements sur le Dark Web, ou d’une clé PGP (Pretty Good Privacy) pour encrypter ses messages et se mettre à l’abri des yeux indiscrets.
Cependant, Ladegaard ne s’est pas contenté de recueillir des données quantitatives. Il a aussi essayé de jauger l’état d’esprit sur ces plateformes occultes en parcourant les forums transversaux sur lesquels s’entretiennent leurs utilisateurs. Le fondateur de Silk Road y est surtout perçu comme un jeune homme négligent ou arrogant, et sa condamnation n’a pas insufflé de sentiment de vulnérabilité aux habitués du Dark Web. Silk Road comptait 12 000 entrées lorsque ses serveurs ont été saisis, il y en a aujourd’hui quelque 300 000 sur AlphaBay. La recherche de Ladegaard a aussi mis en évidence une corrélation entre les publications dans les médias sur Silk Road et des bonds dans le volume des transactions effectuées sur d’autres plateformes du Dark Web. À l’occasion des poursuites engagées par le FBI contre Ross Ulbricht, les autorités américaines ont sans doute voulu frapper un grand coup et empêcher l’émergence d’un secteur marchand rigoureusement incontrôlable, plateforme commerciale idéale pour substances illégales en tous genres, drogues, médicaments, contrefaçons, articles de contrebande etc. À voir l’ampleur d’AlphaBay, il est bien clair que si l’objectif des autorités américaines en condamnant lourdement Ross Ulbricht et en agitant cette condamnation comme épouvantail était d’endiguer le Dark Web par un effet de dissuasion, cet objectif est complètement raté.