« Moi, mon colon, cell’ que j’préfère, C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit ! » .
Cette chanson de Brassens pourrait servir de credo à Benoît Majerus, historien à l’Université du Luxembourg et spécialiste justement de la Grande Guerre. L’homme a une deuxième passion, la folie, ou plutôt l’histoire de la folie. La combinaison des deux nous donne aujourd’hui un petit livre que Majerus vient de publier avec Anne Roekens, elle-même professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Namur. Dans Vulnérables, le couple peint le sort des patients psychiatriques internés ou hospitalisés en Belgique pendant la Première Guerre Mondiale. C’est un travail d’universitaires, donc à priori austère, mais qui fournit juste ce qu’il faut de graphes et de chiffres. Le lecteur apprend (mais ne le savait-il pas déjà ?) que cette population fragilisée payait un lourd tribut à l’invasion de la Belgique par les casques pointus boches. En cause, la malnutrition voire la famine, la grippe espagnole qui faisait des ravages plus encore qu’ailleurs parmi ces organismes, non pas débiles, mais débilités, et, last but not least, l’évacuation. Il fallait en effet souvent déplacer ces pensionnaires pour pouvoir accueillir dans les hôpitaux soldats et blessés du front, qui n’était qu’à quelques pas.
Pour égayer, si j’ose écrire, la lecture, les auteurs ont introduit l’histoire à demi romancée d’Elise, malade mentale dont la vie se veut, sinon exemplaire, du moins symptomatique du vécu de ses semblables. Elise donne ainsi un visage à tous ces anonymes qu’on appelle aujourd’hui les usagers de la psychiatrie. De Mons à Bruges et des Flandres à la Wallonie, nous rencontrons des « bons », comme Henry Dom, directeur général de la Bienfaisance, qui se démenait comme un beau diable pour le bien des insensés, et des « méchants » comme le CNSA, le Comité National de Secours et d’Alimentation, fief des libéraux, qui n’accordait que parcimonieusement de la nourriture aux asiles … aux mains souvent des religieux.
La grande histoire politique rejoint ainsi la petite histoire de la psychiatrie et les petites histoires des patients. Les auteurs se réclament des subalterns studies qui, en s’intéressant aux humbles et aux astérisques, n’en éclairent que mieux la nature et le dessein des puissants. En 14-18, l’indifférence a contribué à faire de la folie une maladie qui tue. Moins d’un quart-de-siècle après, en Allemagne, on s’est mis à tuer activement les malades mentaux. Preuve que l’histoire ne bégaie pas, mais qu’elle crie de plus en fort, et que les historiens, comme les psychiatres, doivent continuer plus que jamais leur travail de Sisyphe.
« En même temps », Majerus nous livre un autre livre, consacré cette fois-ci à La folie à Paris. Si le premier ouvrage respecte l’unité du temps, de l’espace et de l’action, le second fait fi de la première unité, car il évoque (plus qu’il ne nous raconte) l’histoire de la psychiatrie à Paris, du Moyen-Âge à nos jours. C’est bien vu, car Paris résume et symbolise (presque) à lui seul l’histoire de la psychiatrie. Après la Révolution Française, et ce n’est pas un hasard du calendrier, Philippe Pinel libère les fous de leurs chaînes à Bicêtre. Quelques années plus tard, le même fonde une nouvelle discipline médicale, la psychiatrie, lançant une véritable OPA hostile sur la philosophie qui s’occupait jusqu’alors de la folie, parallèlement à la médecine. « Le médecin doit se faire philosophe », proclamait Pinel et intitula fort logiquement son livre-manifeste, paru en 1800, Traité médico-philosophique de l’aliénation mentale. Enfin, dans les années 50 du dernier siècle, ce fut à Sainte-Anne qu’on développa les premiers médicaments efficaces contre la folie et la dépression. Dans cette symbolique, il n’y a que Vienne qui puisse rivaliser avec la Ville-Lumière : Sigmund Freud y signa en 1900 l’acte de naissance de la psychanalyse avec la publication de Die Traumdeutung, et le Viennois Wagner-Jauregg, sympathisant nazi notoire, reçut le Prix Nobel dans le domaine de la psychiatrie pour avoir inventé la malaria-thérapie. En psychiatrie, le meilleur côtoie parfois le pire.
Ce livre est un beau-livre qui ne s’en donne malheureusement pas les moyens. Très didactique, il privilégie la mise en page et fournit une extraordinaire iconographie qui pâtit cependant du trop petit format de l’ouvrage. Il accumule aussi les avantages et désavantages du genre, esquissant l’histoire de la psychiatrie, n’esquivant pas ses problématiques et ses ambivalences, la plaçant dans son contexte historique, politique et sociétal, mais ne se donnant pas les moyens d’approfondir les apories qu’il a le mérite de pointer. Il est vrai que c’est la loi du genre, et les spécialistes comme les profanes y découvrent et/ou retrouvent maintes anecdotes symptomatiques et révélateurs, tout en regrettant des lacunes, inévitables pour ce genre d’ouvrage. Qu’en est-il par exemple de la phrénologie de Broussais et des querelles qu’elle engendra entre partisans de l’Ancien Régime et des gens qu’on n’appelait pas encore de gauche ? Et de la polémique entre tenants de l’organogenèse et de la psychogenèse, dont Cabanis, militant des premiers, professa que « le cerveau secrète la pensée comme le foie la bile ». Trop succinct et anecdotique pour être un essai, trop petit pour faire un cadeau à glisser sous le sapin, ce livre ferait une excellente « histoire de la psychiatrie pour les nuls » et l’on conviendra que ce n’est pas un mince compliment, la vulgarisation étant, pour l’homme de l’art, parmi les entreprises les plus difficiles et ingrates qui soient.
Le livre se conclut fort à propos sur un « curieux petit syndrome », comme aurait dit l’illustre aliéniste Capgras : le syndrome de Paris. Il frappe des touristes japonais dépaysés, décontenancés, bousculés (ver-rückt, n’est-ce pas ?) par les lumières et les codes d’une ville qu’ils ne connaissent pas et qui, cependant, s’avère ne pas répondre à leurs attentes. Le rapatriement reste alors parfois le seul traitement, exactement comme dans le cas de la nostalgie qui frappait jadis à Paris les bonnes venues de Bretagne et les demoiselles du téléphone montées du Sud-Ouest. Et c’est ainsi qu’à la fin de son travail, l’historien a retrouvé de nos jours, non sans un certain sens de la poésie, une maladie d’antan.