« Ah non, je n’achèterai pas de machine à espresso ! » Hans Fellner, dans son éternel col roulé noir assorti à un jean, refuse catégoriquement de faire de sa nouvelle librairie, rue Louvigny, à l’hypercentre de Luxembourg-Ville, un de ces concept-stores où le livre n’est plus qu’accessoire entre disques vinyles, bijoux fantaisie et salades de quinoa pour végans urbains. Lui, son truc, c’est les livres, et de préférence les beaux livres.
Samedi dernier, onze heures du matin. Le magasin n’est ouvert que depuis une heure et ne désemplit pas. Des familles avec des enfants, qui sortent du magasin de jouets voisin, des groupes de millennials qui flânent en ville, des couples plus âgés qui viennent de faire leur marché – tous sont attirés par la devanture haute en couleurs. Visual thinking, Think like an artist/ Think like a lawyer, don’t act like one, le Startup Guide Luxembourg ou le catalogue de l’œuvre Exchange de Richard Serra font leur effet d’appel. « Ce que je veux faire, c’est un ‘curated book-shop’ », explique Hans Fellner. Une librairie qui ne soit pas exhaustive – l’espace est trop exigu pour ça et le marché saturé –, mais qui offre un choix subjectif de livres culturels, de livres pour enfants et de livres d’art soldés. « Ce que j’offre, vous ne le trouverez pas sous cette forme sur internet », promet le libraire, soulignant qu’il mise sur l’effet de surprise. « Voyez par exemple ces livres sur les Weird sports : Ce n’est pas le genre de livres que l’on cherche, mais si on le voit, on se dit, ah tiens, c’est sympa… »
La nouvelle du retour de Hans Fellner sur le marché des librairies a vite enthousiasmé les réseaux sociaux. Parce que, à 62 ans, l’homme est loin d’être un inconnu. C’est que l’historien d’art de formation d’origine néerlandaise avait heureusement accompagné l’éclosion d’une scène d’art contemporain au Luxembourg au tournant du siècle, avec son emblématique librairie Fellner Art Books, qui faisait durant douze ans, jusqu’en 2010, le bonheur des amateurs de livres d’art, d’architecture et de livres anciens, vis-à-vis de la Chambre des députés. Le photographe Andrés Lejona l’avait alors portraité couché sur une table pleine de livres, comme une belle au bois dormant dans un royaume enchanté. Mais deux ans de chantier rue de l’eau ont eu, à l’époque, raison du fragile équilibre économique de l’entreprise et Fellner ferma. Marie-Claude Beaud était partie à Monaco, Enrico Lunghi était devenu directeur du Mudam, et on se dit que les temps avaient changé. Durant huit ans, Hans Fellner œuvrait alors comme commissaire d’expositions et consultant indépendant pour des musées et des clients privés, était engagé dans la défense des artistes luxembourgeois au sein du Cercle artistique et aida à développer des concepts pour de nouveaux musées (Moschterfabrik, Dréckereimusée…)
Mais voilà, les missions s’enchaînaient de plus en plus difficilement, le Luxembourg est loin d’être un paradis pour travailleurs intellectuels indépendants autres qu’avocats et médecins et Hans en avait marre de devoir démarcher des jobs. Lorsque le propriétaire de la belle maison de ville du 12 rue Louvigny – qui avait abrité un autre magasin de jouets auparavant – lui demanda s’il n’avait pas une idée qui pourrait être intéressé à y exploiter un chouette commerce, il saisit l’occasion – d’autant plus que le loyer est abordable. « J’ai voulu transformer cette énergie négative qui me démangeait en début d’année en quelque chose de positif », se souvient Hans Fellner.
La caisse ne fonctionnait pas encore samedi matin, mais presque chaque client qui est entré en une heure a acheté un livre. Comme si, même spontanément, l’offre éclectique de livres illustrés, livres d’art, livres de cuisine et beaucoup de livres de design anglais ou un large choix des publications de l’emblématique Gestalten Verlag de Berlin correspondait à une demande réelle de la clientèle. « Certes, la vente de livres papier a diminué globalement, constate Hans Fellner, mais la population de Luxembourg a beaucoup changé en dix ans, elle s’est internationalisée, d’où mon choix de livres anglais. Il y a beaucoup d’académiciens et le pouvoir d’achat est élevé… » Fellner veut servir ce segment très pointu avec une offre éclectique alliant des livres d’art sérieux et des coffee table books classiques, genre Taschen, qui constituent un cadeau idéal lorsqu’on est invité. En quinze ans, avait calculé le Statec en 2011 déjà, les dépenses en livres des Luxembourgeois avaient augmenté de 63 pour cent. Et si beaucoup de librairies ont fermé ces deux dernières années au Luxembourg comme dans nos pays voisins, l’engouement des clients pour sauver la librairie Alinéa l’année dernière était représentatif de cette volonté des résidents de sauver une offre de qualité en livres autres que les seuls bestsellers qu’on lit désormais plus facilement sur tablette. Et ce malgré l’arrivée annoncée d’une grande chaîne culturelle au Hamilius – à deux pas de la petite bijouterie de Hans Fellner.
Un petit espace qui, à moyen terme, fera aussi galerie. « Avec le départ de Danielle Igniti à Dudelange, les artistes luxembourgeois craignent de se retrouver sans lieu d’exposition », constate Hans, qui connaît bien la scène par le Cal et sa curiosité naturelle. Si les livres occupent surtout l’avant du long espace du rez-de-chaussée, l’arrière comme le premier étage pourront faire galerie d’art où Hans Fellner montrera de la peinture, de la sculpture, de la gravure, et pourquoi pas aussi des installations, « mais toujours avec une exigence de qualité ». Il n’a pas d’ambition de devenir un galeriste international, mais s’engage pour le local. Et on se rappelle qu’il y a trente ou quarante ans, Erna Hécey commença aussi son activité de galeriste via la librairie de son mari Jean Aulner. Aujourd’hui, Erna Hécey vient de rouvrir une galerie au Limpertsberg (voir ci-dessous) ; Alex Reding organise la quatrième Art Week et Suzanne Cotter est directrice du Mudam... Les temps ont encore changé ; l’histoire, décidément, est cyclique.