Si la collaboration fut longtemps un tabou dans notre société, c’est parce qu’elle remettait en question le mythe national selon lequel la nation luxembourgeoise avait achevé de se former dans sa résistance à l’occupant nazi. Tandis qu’en exil, le gouvernement et la grande-duchesse continuaient la lutte aux côtés des Alliés, la population du grand-duché refusait la politique d’annexion et de germanisation imposée par l’Allemagne. Il n’y avait pas de place dans ce récit pour les collaborateurs qui, rabaissés au rang de criminels, de marginaux ou, au mieux, d’opportunistes, disparurent presque totalement du débat public dès après la libération.
Les choses ne commencèrent à changer qu’à partir du milieu des années 1970, lorsque la recherche sur la Seconde Guerre mondiale au Luxembourg connut un formidable essor. Deux facteurs y concoururent. Le premier fut l’émergence d’une génération d’historiens nés après la guerre et formés à l’étranger. Le second fut la création en 1974, à l’initiative du ministère de la Culture, d’un Groupe de recherche sur la Seconde guerre mondiale chargé d’inventorier les documents des Archives nationales pour la période 1940-1945.
En 1976, la revue Hémecht publia une série de quatre articles dans lesquels Emile Haag se penchait sur le rôle de la Gedelit (Gesellschaft für deut-sche Literatur und Kunst), qui, dans les années 1930, fut la matrice de la Volksdeutsche Bewegung, le parti unique pro-allemand des années d’occupation. L’année suivante paraissait le mémoire de Carole Mersch consacré à l’attitude de la presse luxembourgeoise face au national-socialisme et en 1978, Émile Krier soutint sa thèse de doctorat, dans laquelle étaient évoqués les groupuscules d’extrême droite qui avaient essaimé au grand-duché avant la guerre.
Le premier auteur à aborder de nouveau le sujet de la collaboration ne fut toutefois pas un historien mais un journaliste, Paul Cerf. De l’épuration au Luxembourg après la Deuxième guerre mondiale, publié en 1980, fut un véritable pavé dans la mare. Cerf y révélait, entre autres, que la Commission administrative, qui avait géré les affaires du pays après le départ du gouvernement, avait fait des offres de collaboration au Reich.
Quant à la première étude proprement scientifique consacrée à la collaboration, elle fut achevée un an plus tard. Claude Wey s’y livrait à une analyse du discours collaborationniste luxembourgeois mais fournissait aussi des statistiques permettant de cerner le profil des 4 000 Luxembourgeois membres du parti nazi.
La parution en 1985 de Luxemburg zwischen Selbstbehauptung und nationaler Selbstaufgabe, de Paul Dostert, fut à la fois le couronnement d’une décennie de recherche particulièrement riche mais elle en sonna aussi la fin. Dans cet ouvrage absolument incontournable, Dostert prenait ses distances avec une partie du mythe national mais dans le but d’en préserver l’essentiel.
Selon lui, la grande masse des Luxembourgeois s’était comportée de manière passive. La résistance, minoritaire, avait eu pour principal mérite de donner des martyrs à la cause nationale, dont le gouvernement en exil restait néanmoins le seul porte-parole légitime. Si Dostert aborda également la collaboration, il n’en modifia toutefois pas les cadres d’interprétation. Les collaborateurs n’avaient été que des opportunistes, quant à la Commission administrative, elle s’était fourvoyée par excès de naïveté.
Les qualités du travail de Dostert, la richesse des sources sur lesquelles elle se basait, son ambition de fournir une interprétation d’ensemble à la période, ont eu pour conséquence d’inhiber la recherche. D’autant plus que Dostert n’hésita pas non plus à recourir à l’argument d’autorité, dévalorisant ainsi les enquêtes, pourtant essentielles, de Paul Cerf, auquel il reprochait de ne pas être historien.
Mais l’analyse de la collaboration eut également tendance à piétiner en raison du caractère des archives disponibles. À la libération, les documents de la VdB et du parti nazi qui avaient échappé à la destruction, furent saisis par les mouvements de résistance. Les seules pièces qui nous soient parvenues sont celles qui furent versées dans les dossiers de l’épuration judiciaire. Par conséquent, le fonds Affaires politiques des Archives nationales a longtemps été la principale source d’informations sur la collaboration.
Or, ce fonds pose problème à plusieurs niveaux. Il est d’abord incomplet. Nombre de dossiers ont en effet été « égarés » au fil du temps. Il brouille par ailleurs l’image de la collaboration en ne nous permettant de l’observer qu’à travers le prisme des jugements d’après-guerre. Car tous ceux qui collaborèrent ne furent pas poursuivis – ceux par exemple qui quittèrent le pays ou ceux qui changèrent radicalement d’attitude durant la guerre.
De plus, les témoignages que recèlent les dossiers d’épuration ne furent pas déposés face à un Tribunal de l’Histoire mais devant la très concrète justice des hommes. Les inculpés risquaient gros – jusqu’à la peine de mort – et avaient tout intérêt à masquer leurs véritables motivations. C’est d’ailleurs dans ce piège que tombèrent trois étudiants en histoire à l’Université Libre de Bruxelles. Dans leurs mémoires, rendus entre 2003 et 2005, ils analysèrent le profil de ces inculpés, complétant ainsi les travaux de Claude Wey. Mais en ce qui concerne l’interprétation du phénomène de la collaboration, ils ne purent dépasser les cadres traditionnels, faute d’une critique adaptée des sources.
Il y a tout de même eu des avancées ces dernières années, qui ont contribué à entamer le mythe national, à commencer par les travaux de Benoît Majerus. Afin de mieux cerner ce que fut la collaboration. celui-ci invita les chercheurs, d’une part, à ne plus analyser les années d’occupation comme un bloc homogène mais comme une succession de phases distinctes. La collaboration avec l’Allemagne revêtait des enjeux différents en juin 1940, après la défaite foudroyante de la France, qu’en février 1943, après l’échec allemand à Stalingrad. D’autre part, il conseilla de différencier les formes de collaboration. Un dirigeant engagé de la VdB n’avait pas le même rapport au Reich qu’un fonctionnaire prêt à s’adapter pour garder son emploi.
Une autre contribution importante fut la communication de Henri Wehenkel pour le colloque Collabo[-]ration : Nazification ?, tenu à Luxem[-]bourg en 2006. Insistant sur le fait que la Commission administrative avait bel et bien fait des appels du pied à l’Allemagne, Wehenkel soulignait que si, finalement, il n’ y eut pas de Vichy luxembourgeois, ce ne fut pas en raison de l’opposition des autorités locales mais parce que les Allemands ne voulurent pas en entendre parler.
Je me suis inspiré de ces approches en entamant mes propres travaux et y ai ajouté des réflexions personnelles. Premièrement, j’ai choisi de ne pas me demander pourquoi des Luxembourgeois avaient collaboré. Cette interrogation est déjà en soi un jugement de valeur. J’ai essayé de coller au contexte de l’époque en me demandant plutôt pourquoi les Luxembourgeois n’avaient pas été plus nombreux à collaborer. Après tout, les Allemands souhaitaient les intégrer à la « race des seigneurs ».
C’est également parce que je la trouvais biaisée que j’ai souhaité relativiser la question de l’opportunisme. Ceux qui résistaient aux volontés de l’occupant pouvaient être précipités dans l’indigence, alors que ceux qui faisaient preuve de « bonne volonté » pouvaient escompter avantages matériels et honneurs. Il n’y avait pas que les lâches ou les cyniques pour préférer cette alternative. Tant qu’il semblait que l’Allemagne allait gagner la guerre, seule une minorité osa risquer de tout mettre en jeu : situation professionnelle, sécurité personnelle, famille. Pour paraphraser un mot d’esprit, ce ne sont pas les girouettes qui tournèrent, ce fut le vent.
Mes recherches ont enfin été facilitées par l’ouverture au public en 2004 du fonds Épuration. Celui-ci contient les archives de l’épuration administrative, c’est-à-dire des métiers. Son apport a été essentiel pour trois raisons : parce qu’il contient des dossiers de personnes qui ont collaboré mais qui, en raison d’une volte-face ultérieure, n’ont pas été inquiétées par la justice d’après-guerre ; parce que l’on y trouve des résumés de tous les dossiers de l’épuration judiciaire, donc également de ceux qui ont disparu du fonds Affaires politiques ; parce que le dossier concernant l’épuration des parlementaires nous en apprend énormément sur l’attitude de la classe politique, en particulier durant les premiers mois de l’occupation.
La méthode esquissée plus haut ainsi que les sources inédites auquel j’ai pu avoir accès m’ont permis de rédiger mon mémoire de thèse, dont je me contenterai ici de résumer quelques conclusions.
Tout d’abord, la Commission administrative ne se contenta pas de gérer les affaires courantes en l’absence du gouvernement, mais naquit de la volonté de remplacer celui-ci. Pour préserver la souveraineté du pays elle fut prête à s’adapter à l’ordre nouveau. Ce qui l’amena à collaborer à la prise de contrôle de l’administration luxembourgeoise par les Allemands ainsi qu’à leur politique de persécutions antisémites.
Durant la première année de l’occupation, face aux victoires militaires allemandes, la plupart des Luxem[-]bourgeois furent prêts à s’adapter au nouveau régime à condition toutefois que le Reich gagne la guerre. Les actes de résistance les plus marquants – « référendum » d’octobre 1941, « grève générale » d’août 1942, dissimulation de milliers de réfractaires – furent moins l’expression d’un attachement viscéral à la nation luxembourgeoise que d’une crainte de devoir payer du prix du sang l’insigne honneur d’appartenir à la « race des seigneurs », que peu de Luxem[-]bourgeois briguaient d’ailleurs.
Enfin, une frange de la population, minoritaire certes mais non négligeable, adhéra à la politique « grande-allemande » du régime nazi par conviction. Près de 10 000 d’entre eux quittèrent le pays à l’arrivée des Américains, non seulement par peur d’éventuelles représailles mais également pour lutter jusqu’à la fin pour cette Allemagne à laquelle ils avaient liés leurs destins. C’est pourquoi, je préfère les nommer « pro-allemands » ou « assimilés » plutôt que collaborateurs.