Lorsque l’on étudie les systèmes européens de protection sociale, leur mode de fonctionnement et de financement, on constate qu’ils sont structurés autour de deux archétypes : le modèle bismarckien (fondé sur les premières assurances sociales mises en œuvre par le chancelier Otto von Bismarck) et le modèle beveridgien (reposant sur les idées de l’économiste britannique William Beveridge).
Le premier renvoie à des modes de prise en charge privilégiant la logique assurantielle (les prestations sont versées aux individus qui sont assurés), le second, d’inspiration étatique, à une logique assistancielle (les prestations sont versées aux individus qui en ont besoin).
La Sécurité sociale luxembourgeoise d’inspiration assurantielle a évolué vers un système mixte empruntant des éléments aux deux modèles. En effet, le système bismarckien exclusif, financé et géré par les seuls partenaires sociaux, a été progressivement « beveridgisé » par une contribution financière croissante par l’État (et donc par les contributions générales) qui atteint actuellement quarante pour cent du budget de la CNS, contre trente pour cent financés par chacun des partenaires sociaux (salariés et employeurs).
L’Europe et la diversité de ses systèmes de santé
Si l’Union européenne prône généralement la libre circulation des personnes, des services et des marchandises dans une optique de marché concurrentiel au bénéfice du consommateur, elle exclut de ces principes les systèmes de santé qui ne peuvent répondre aux seules lois des marchés. Ainsi, les systèmes de santé continuent à relever de la responsabilité des États membres, et les évolutions de leurs régulations complexes depuis plus d’un siècle rendent les comparaisons difficiles. Actuellement, seules les prises en charge ambulatoires hors frontières sont remboursées sans autorisation préalable de la sécurité sociale.
Les régulations nationales sophistiquées résultent des choix politiques historiques pris pendant des dizaines d’années, et rares sont les pays où seulement la loi du marché prédomine. Les modalités de financement des différents acteurs de tout système de santé constituent de fait les principaux leviers de régulation.
Les particularités du système de santé et hospitalier
au Luxembourg
Publié en juin 2023 par le gouvernement, le plan national santé affiche une ambition louable : « Le système de santé luxembourgeois garantit un accès égal et universel à des soins de santé de qualité, dans le cadre d’un parcours de soins coordonné et articulé autour des besoins du patient, en garantissant l’allocation pertinente des ressources disponibles dans l’intérêt général des patients et de la santé publique. »
Au vu des principes bismarckiens de notre système de santé, celui-ci est historiquement géré dans la perspective d’une assurance sociale en lien avec la prise en charge de la maladie et des indemnités dues qu’elle engendre. L’État intervient comme régulateur général en légiférant, alors que la Caisse nationale de santé est gérée de façon autonome par les partenaires sociaux.
La couverture sociale des assurés au Luxembourg est universelle. Ceci garantit un taux élevé de couverture et de remboursement par la CNS, avec la part-patient la plus faible des pays de l’OCDE. Ceci réduit aussi le rôle des assurances complémentaires, qu’elles soient mutuelles ou privées. Parallèlement, l’assuré dispose d’un accès libre à toutes les prestations : libre choix du médecin ou du prestataire de soins et accès direct au médecin spécialiste ou au système hospitalier. Il n’y a donc pas de « gate-keeper ». Les frais hospitaliers (hors honoraires médicaux) sont facturés directement à la CNS, l’assuré n’en connaît pas la valeur. Nous ne connaissons donc pas la notion de « patient privé », courante dans nos pays voisins.
Les médecins sont – dès qu’ils reçoivent leur autorisation d’exercer – automatiquement intégrés dans un conventionnement obligatoire et universel avec la CNS. Au Luxembourg – au contraire de la plupart de nos pays voisins –, il n’y a pas de pratique médicale dite « privée » (non conventionnée) à honoraires libres. Les tarifs de l’activité médicale sont négociés au sein de la commission de nomenclature avec la CNS. Actuellement, aucun système de profils d’activité médicale n’est mis en place et le médecin dispose de la liberté de s’installer, de s’associer et d’exercer en cabinet privé comme bon lui semble.
Le médecin hospitalier, quant à lui, exerce soit sous forme d’un contrat salarié avec l’institution hospitalière (qui finance cette activité médicale salariée en la facturant à la CNS et en gérant au nom des médecins la « cagnotte » médicale), soit sous forme d’une activité libérale (réglée par un contrat de prestation de services avec l’institution) pour laquelle il facture ses prestations directement au patient. Contrairement à la plupart de nos pays voisins, les honoraires médicaux engendrés par l’activité réalisée en milieu hospitalier sont nets, le médecin hospitalier ne paie aucune contribution à l’hôpital qui lui met à disposition l’ensemble des infrastructures, équipements et ressources nécessaires à son activité.
Les dix institutions hospitalières membres de la FHL ont des entités juridiques très diverses allant de l’établissement public à la société anonyme, en passant par la fondation et l’ASBL. La majorité des hôpitaux ont une forme juridique privée, et même les établissements publics relèvent d’une gestion de nature privée. Contrairement à la quasi-totalité de nos pays voisins, toutes les institutions hospitalières – quel que soit leur statut juridique – sont financées de manière identique avec de l’argent public, tant pour les grands investissements d’infrastructures que pour les frais de fonctionnement. Aussi, aucun hôpital luxembourgeois n’est géré dans un but lucratif : Le système de financement par budgétisation ne permet pas de faire de bénéfice sur les activités opposables à la CNS. Il n’existe donc pas de système foncièrement concurrentiel ou dérégulé comme dans de nombreux pays voisins, ni de risque de financiarisation de la gestion hospitalière, ce qui permet de rendre homogènes les politiques hospitalières et solidaires les institutions fédérées au sein de la FHL qui travaillent dans l’intérêt exclusif de la santé publique.
Le système budgétaire actuellement en place est un excellent garant de transparence financière, mais il se révèle peu enclin à stimuler l’innovation et les initiatives de progrès. Il prévoit néanmoins pour chaque institution une possible prime-qualité pouvant atteindre au maximum deux pour cent du budget annuel opposable. Cette prime est accordée selon des règles établies et des évaluations organisées d’un commun accord en commission paritaire entre la CNS et la FHL. Elle a comme vocation d’être investie dans des projets qui sont dans l’intérêt du patient et qui engendrent des frais opposables à la CNS . Le Luxembourg n’a pas fait l’erreur de s’engager dans des modèles de financement de type « T2A » (tarification à l’activité) ou « DRG » (diagnostic-related groups) qui ont abouti dans de nombreux pays à une course acharnée à l’activité et au rendement financier au détriment de la qualité pour les patients et de la santé publique.
La gestion de l’hôpital est confiée à un directeur général qui doit répondre à la double qualification d’être médecin et de disposer d’une compétence managériale. Le corps médical (conseil médical) et le corps soignant (délégation des salariés) sont représentés au plus haut niveau de la gouvernance hospitalière, à savoir au sein du conseil d’administration de l’organisme gestionnaire. Nous sommes donc loin d’une gestion technocratique ou purement administrative, les professionnels du terrain étant intégrés au plus haut niveau décisionnel de l’hôpital. La gestion d’un hôpital, considérée comme une organisation experte par excellence selon toutes les théories du management, garantit en tout état de cause la liberté thérapeutique des médecins. Parallèlement, une approche multi-professionnelle et interdisciplinaire transparente et documentée doit permettre un degré élevé d’intervision professionnelle et garantir la confiance pour le patient. Aussi, la nécessité d’une participation des médecins et des soignants dans l’amélioration continue des processus de prise en charge par leur expertise professionnelle est une évidence managériale aux yeux de tous.
L’hôpital doit rester l’endroit par excellence ou le « patient-partenaire » est encadré et soutenu dans son projet de soins par le professionnalisme et la noblesse du métier de soignant ainsi que par l’ambition éthique des médecins à son service. L’hôpital a d’ailleurs un besoin important de compétences médicales et soignantes pour améliorer la gestion des parcours des patients. L’innovation à l’hôpital sera à l’avenir l’affaire du seul collectif légitime à savoir le quatuor patient-soignant-médecin-hôpital.
L’hôpital doit être une entreprise parfaitement cohérente qui défend les intérêts de ses praticiens, de ses soignants et de toute la diversité des métiers qui font la richesse de sa tâche au service des patients. Les contraintes de la gestion hospitalière – qu’elles soient de nature légale, réglementaire, normative ou budgétaire – ne peuvent s’assumer que de façon collective et multi-professionnelle. La séparation clivante et purement politique entre l’hôpital et le corps médical (que son statut soit salarié ou libéral) est foncièrement délétère. Les intérêts communs au service de nos patients doivent l’emporter sur les intérêts corporatistes qui ne s’expriment que dans un esprit de rapports de force inopérants. La nature et l’essence même d’un « pouvoir » dans le système de santé ne peuvent être que de nuisance…
À quels risques devons-nous faire face ?
La médecine et les soins se transforment à une allure sans précédent, les besoins sanitaires évoluent rapidement avec la démographie, les innovations technologiques sont multiples et la digitalisation massive s’avère incontournable si nous voulons passer à la médecine du futur qui sera personnalisée, prédictive et préventive.
Cette profonde transformation réveillera de multiples résistances. Elle et ne pourra se réaliser que dans une dynamique collective de tous les acteurs autour des valeurs fondamentales communes qui constituent la particularité de notre système de santé. Parmi ces valeurs fondamentales, le caractère solidaire et universel est sans doute le plus consensuel. En conséquence, le risque d’une dérégulation et d’une dérive par financiarisation des activités constitue la menace la plus palpable. Dans nos pays voisins, les exemples abondent de sociétés d’investissement pour lesquelles l’« associé-médecin » n’est rien d’autre qu’un alibi pour faire du chiffre d’affaires au détriment de la sécurité sociale plutôt qu’un garant de l’éthique professionnelle soucieux des résultats en termes de santé publique. En Europe, les exemples ne manquent pas, que ce soit en médecine vétérinaire et dentaire, ou les centres d’imagerie détenus par des fonds d’investissement à pur but lucratif.
La santé n’est pas un marché, ni une simple dépense de la société à court terme. Elle doit être comprise comme un investissement sociétal collectif et solidaire à long terme qui crée du sens et de la valeur pour chacun de nous et pour la société dans laquelle nous avons choisi de vivre. La qualité de nos prestations sociales et de notre système de santé participe de façon importante à l’attractivité générale du pays et au bien-être de ses habitants.
Dans le but d’améliorer l’existant – et sans remettre en cause les fondements démocratiques de notre société qui font consensus – la FHL a publié sa vision 2030 sur les sujets les plus brûlants de notre système de santé, basée sur un remarquable travail collectif des experts nationaux de l’hôpital. Cet ouvrage donne des perspectives réalistes et praticables pour améliorer notre système de soins pour les prochaines années. Nous avons également publié les recommandations politiques concrètes qui en découlent afin de responsabiliser le prochain gouvernement face à ces enjeux sociétaux majeurs.
Les valeurs fondamentales de notre protection sociale sont saines et ambitieuses, elles sont à l’origine de la cohérence et de la confiance dont nous avons besoin pour faire évoluer ensemble le système de santé et créer de la valeur pour le seul bien de notre population protégée en évitant les jeux de pouvoirs et autres dérives potentielles évoqués ci-dessus.