« Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». Cette célébrissime morale du Guépard, l’unique roman de l’aristocrate italien Giuseppe Tomasi de Lampedusa, paru en 1958, pourrait bien trouver une nouvelle confirmation dans les tous premiers jours d’Emmanuel Macron à la tête de la République française.
Dans un geste de rupture au moins apparente, le président venu d’un gouvernement socialiste a nommé comme Premier ministre un homme de droite. Edouard Philippe, 46 ans, aussi longiligne et aujourd’hui barbu qu’il est méconnu du grand public, n’a certes pas un profil de droite classique, avec un grand-père et un arrière-grand-père dockers, deux années passées au PS chez les rocardiens et une aversion pour le « sectarisme partisan ». Mais il n’en est pas moins de droite : maire du Havre depuis 2010 et député depuis 2012, il a bien été élu dans la grande ville portuaire sous les couleurs du parti Les Républicains, l’ex-UMP. En témoigne un rafraîchissant documentaire que lui a consacré un ami de longue date, ancré lui à gauche, et intitulé Mon pote de droite. Or jamais un président issu de la gauche n’avait nommé à Matignon, sous la Ve République, un homme de droite.
Il faut dire que le nouveau locataire de l’Elysée, qui s’était dit « ni de droite ni de gauche » pendant la campagne, a clairement en tête de scinder Les Républicains, après avoir pratiquement réussi avec le PS, dans l’optique des élections législatives des 11 et 18 juin. Déjà, une vingtaine d’élus de la droite et du centre ont appelé leurs formations à « répondre à la main tendue » par l’Elysée et plusieurs personnalités de droite ont été nommées dans le gouvernement d’Edouard Philippe, à côté de socialistes et de centristes. À ce dépassement du clivage droite-gauche vient s’ajouter une forte volonté de renouvellement de la part de La République en marche, le mouvement d’Emmanuel Macron : sur les 428 premiers candidats désignés pour les législatives, 95 pour cent ne sont pas des élus sortants et la moitié vient de la « société civile ».
Mais si donc ce grand chamboule-tout s’affichait comme tel pour qu’en réalité rien ne change ? Car au-delà des têtes, les premiers gestes du juvénile président ont été d’une confondante continuité. Au premier jour, la passation des pouvoirs avec François Hollande ? La monarchie républicaine dans tout son classicisme. Au deuxième jour, le voyage à Berlin pour rencontrer Angela Merkel (qui en est, au passage, à son quatrième président français) ? C’était déjà le premier voyage de ses prédécesseurs Nicolas Sarkozy puis François Hollande. Le CV d’Edouard Philippe ? Un concentré de grandes écoles (Sciences Po, l’ENA) et de grandes entreprises françaises (le groupe nucléaire Areva, de 2007 à 2010). Quant au paysage social, là non plus rien ou presque n’a changé : cinq jours à peine après l’élection d’Emmanuel Macron, des ouvriers du sous-traitant automobile GM&S, dans La Creuse, au centre du pays, ont manifesté leur détresse en détruisant certains outils de travail et en menaçant de faire sauter des bâtiments de leur usine avec des bonbonnes de gaz, pour tenter d’éviter une liquidation qui semble imminente.
Car dans la réalité, l’événement politique de 2017 qu’est l’élection d’Emmanuel Macron n’a pas transcédé les clivages sociaux, comme ce dernier le revendique, elle les accentués. Elle va accoucher d’une recomposition qui avait été annoncée par plusieurs observateurs comme le politologue Jérôme Sainte-Marie ou le géographe Christophe Guilluy : d’un côté un « bloc élitaire » qui va du PS à la droite modérée, l’alliance des bourgeoisies de gauche et de droite ; de l’autre un « souverainisme populaire » qui se partage entre l’abstention, le Front national et La France insoumise. Le FN a eu beau jeu de dénoncer de longue date « l’UMPS », il est désormais quasiment réalité. Ce n’est plus le clivage politique classique qui l’emporte, c’est au contraire un clivage social (diplômes, revenus, professions, géographie de l’habitat) qui désormais prime.
Et cette fracture béante est potentiellement dangereuse, car la volonté macroniste de poursuivre la casse du droit du travail et des protections contre les licenciements n’aboutira, selon l’ex-ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, qu’à « redistribuer la misère entre les travailleurs français ». Or, dans un pays de tradition égalitaire comme la France, paupérisation et précarisation accrues vont vraisemblablement s’accompagner de tensions croissantes.