Malgré une large victoire aux élections législatives de septembre dernier, la chancelière allemande Angela Merkel a dû constituer un gouvernement de coalition avec le SPD, et accepter que figure dans leur « programme commun » la mise en place d’un salaire minimum, auquel elle s’était montrée très hostile dans le passé. Les partenaires de l’Allemagne, parmi lesquels ce dispositif est généralisé, parfois de longue date (en 1950 en France) s’en réjouissent car ils y voient le signe d’une reprise de la consommation intérieure qu’ils reprochaient depuis longtemps à la République Fédérale de brider, au détriment de leurs propres exportations.
Certains experts vont même plus loin et, comme Gilles Moec, économiste à la Deutsche Bank, considèrent que ce qui se passe en Allemagne prouve que les modèles de croissance sont en train de changer au sein des grands pays de la zone euro, du fait de la crise.
Dans un document intitulé Swapping Growth Models in Europe, publié en octobre 2013, l’auteur montre que l’Allemagne, la France et l’Espagne participeraient à une sorte de jeu de chaises musicales, chaque pays adoptant peu à peu, et sans réellement le vouloir, un modèle de croissance délaissé par un autre. Seule l’Italie en resterait spectatrice. Pour Gilles Moec, qui reconnaît que sa thèse est volontairement simplificatrice, ce changement de paradigmes permettrait d’éclairer les décisions de politique monétaire de la BCE.
Ainsi donc l’Allemagne deviendrait française, et pas seulement à cause du salaire minimum, qui restera d’ailleurs inférieur de l’autre côté du Rhin (8,50 euros contre 9,53). Depuis le début des années 90, le modèle de croissance y était pourtant radicalement différent. Les gains de productivité enregistrés, équivalents à ceux de la France, n’ont pas trop bénéficié aux salariés. Ils ont surtout servi à améliorer la compétitivité des entreprises à l’exportation (en maintenant ou en baissant les prix) et à restaurer leurs marges. Le « rationnement » de la demande intérieure a été d’autre part favorisé par la forte hausse de la TVA et par la prolifération de petits boulots mal payés.
Pourtant, contrairement à une idée reçue, un tournant a été pris dès 2009 : depuis cette date, le coût unitaire du travail (qui avait chuté de quinze pour cent en dix ans) augmente au même rythme qu’en France, de sorte que la part des salaires dans la valeur ajoutée est revenue l’an dernier à son niveau de 2004. La consommation des ménages s’en est trouvée boostée, et depuis quatre ans elle a augmenté deux fois plus vite qu’en France ! L’Allemagne se convertirait donc au modèle de croissance français, où la demande intérieure joue traditionnellement un rôle majeur. Mais cette inflexion serait porteuse de risques, par exemple en raison de son impact sur le commerce extérieur. La hausse du coût du travail menacerait la compétitivité-prix des produits allemands, dans un pays où les exportations pèsent plus de la moitié du PIB (52,3 pour cent contre 28 pour cent en France) !
En même temps, la compétitivité non-tarifaire (c’est-à-dire la qualité des produits) si elle est toujours la meilleure en Europe, tend à s’y réduire, comme vis-à-vis des États-Unis et du Japon, et l’Allemagne se fait même tailler des croupières par les productions de pays émergents comme la Corée du sud.
Les analystes voient également une évolution « à la française » dans plusieurs domaines. Par son incidence sur les coûts, l’introduction du salaire minimal, qui obligera à consentir une hausse de trente pour cent à un salarié sur six à partir de 2015, le taux de chômage total pourrait augmenter de trois points et celui des moins qualifiés de douze ! La flexibilité de la main d’œuvre, un avantage reconnu de l’Allemagne, pourrait également s’atténuer. Autre point de convergence : la progression des investissements publics, que l’Allemagne avait quelque peu sacrifiés depuis vingt ans (ils étaient de trente à cinquante pour cent inférieurs à ceux de la France). Sur quatre ans 23 milliards sont prévus dans des secteurs tels que l’éducation, les transports et la recherche.
Pour sa part, l’Espagne, sous la pression des circonstances, se germaniserait. Dans les années 1990 et 2000, ce pays a connu une croissance débridée fondée sur les investissements immobiliers des ménages, copieusement alimentés en crédits, y compris pour leur consommation.
Ainsi s’est formée une bulle dont l’éclatement fut dévastateur pour l’économie et la société espagnoles. Les mesures drastiques d’austérité ont fini par avoir des effets salutaires. Comme l’Allemagne des années 2000, l’Espagne dispose actuellement d’un avantage compétitif dû à la faiblesse de ses coûts salariaux, que Gilles Moec croit durable et même souhaitable à moyen terme.
Grâce à cela, et malgré l’euro, les exportations ont fortement augmenté (elles pèsent désormais 33 pour cent du PIB, dix points de plus qu’en 1999) et les investisseurs étrangers sont revenus, rendant la balance des paiements courants excédentaire pour la première fois depuis deux décennies.
Comme d’autre part la productivité du travail a rattrapé en à peine quatre ans le retard pris dans la décennie précédente, la situation financière des entreprises s’est améliorée : elles sont à la fois plus rentables et moins endettées.
Au troisième trimestre de 2013, l’Espagne est sortie de deux ans de récession et a revu à la hausse ses prévisions de croissance pour 2014 : 0,7 pour cent au lieu de 0,5. Avec un « modèle frugal » fondé sur la compression de la demande intérieure et le développement des exportations, l’Espagne ressemblerait donc à l’Allemagne d’il y a dix ans.
Malheureusement le pays présente d’autres caractéristiques qui interdisent d’aller plus loin dans le parallèle : chômage très élevé (un quart de la population active), faible effort de recherche-développement, appareil éducatif médiocre, fragilité des banques.
De son côté la France glisserait sur une pente « à l’espagnole », notamment sous l’angle de l’endettement, non pas des ménages, mais des sociétés.
Gilles Moec a remarqué que les entreprises françaises ont connu depuis les années 1990 une forte détérioration de leur rentabilité, largement liée au fait que les gains de productivité ont surtout profité aux salariés, avec comme conséquence une hausse continue du coût unitaire du travail (aggravée par le poids des charges sociales). Malgré cela, elles ont maintenu un effort d’investissement soutenu, à environ treize pour cent du PIB en 2012, un taux toujours supérieur (d’un point environ) à celui de l’Allemagne depuis cinq ans !
Comment ? Grâce à leur facilité d’accès au crédit : avec quelque 180 milliards d’euros entre 2008 et 2012, les flux de nouveaux emprunts ont été deux fois plus élevés que ceux de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie réunies. L’auteur estime que les banques françaises ont mieux traduit que leurs consoeurs la politique monétaire accommodante de la BCE au niveau de l’économie réelle, avec des taux d’intérêt (surtout sur les prêts supérieurs à un an et à un million d’euros) qui ont davantage baissé qu’en Europe du nord par exemple. Pour Gilles Moec il aurait été préférable qu’elles investissent un peu moins, et se concentrent davantage sur la restauration de leurs marges et sur l’amélioration de la productivité, qui semble marquer le pas.
Si on y ajoute l’endettement des ménages et celui des collectivités publiques, la dette française ne cesse de s’accroître : avec un niveau record pour ce pays de près de 330 pour cent du PIB, elle rend la France de plus en plus sensible à une hausse éventuelle des taux.
Parmi les grands pays de l’eurozone il n’y a qu’en Italie qu’aucune tendance claire ne se manifeste, par rapport à la situation d’avant-crise, ce qui fait écrire à l’auteur que « l’ajustement du secteur privé n’y a pas encore commencé ».
Selon Gilles Moec, bien que les situations conjoncturelles et les caractéristiques structurelles restent fort différentes d’un pays à l’autre, les « échanges de modèles » convergent sur un point : le haut niveau de l’endettement, public comme privé, des ménages comme des entreprises. Même en Allemagne, il atteint plus de 230 p.c. du PIB. Dans ces conditions, une hausse des taux pourrait avoir des effets délétères graves, ce qui milite pour le maintien par la BCE d’une politique de taux bas.