Connaissez-vous les Abenomics ? C’est sous ce nom que l’on désigne les mesures prises début 2013 par le Premier ministre japonais Shinzo Abe pour mettre fin à la déflation dans laquelle son pays est englué depuis vingt ans.
La déflation, qui désigne une baisse généralisée des prix, des salaires et de la production, est, comme son contraire l’inflation, un phénomène qui s’auto-entretient : les ménages, qui espèrent voir baisser les prix, attendent avant de dépenser. La diminution de la demande se répercute sur la production et les profits des entreprises qui, du coup, n’investissent pas et procèdent à des licenciements. Lesquels pèsent à leur tour sur les dépenses de consommation des ménages, enclenchant ainsi un cercle vicieux.
Peut-on parler de Draghinomics en Europe, depuis qu’en novembre, et à la surprise générale, la Banque centrale européenne a abaissé son principal taux directeur de 0,5 pourcent à 0,25 pourcent, le taux le plus faible qu’elle ait jamais affiché, et qu’elle a confirmé le 5 décembre ?
A priori l’Europe n’est pas touchée par la déflation, car les prix y augmentent toujours. Mais de moins en moins, depuis plusieurs mois, avec un rythme annuel tombé à 0,7 pour cent en octobre. Du jamais vu depuis presque quatre ans. Et dans certains pays comme la Grèce ou l’Espagne, les prix reculent déjà.
Selon la Commission européenne, qui évoque une « inflation étouffée » par le manque d’activité, il n’y aura pas de recul des prix dans l’immédiat. D’ailleurs ils ont à nouveau progressé au rythme annuel de 0,9 pourcent en novembre, mais la prévision de la BCE d’une augmentation de 1,4 pourcent pour 2013, bien que déjà modifiée, sera difficile à atteindre. Pour 2014 et 2015, les prévisions sont respectivement de 1,1 pourcent et de 1,3 pourcent, des chiffres eux aussi revus à la baisse, et en tous cas loin de l’objectif de deux pour cent fixé par les banquiers centraux. « À moyen terme, les tensions sous-jacentes sur les prix devraient rester contenues », a estimé Mario Draghi, reconnaissant même que la zone euro n’est encore qu’« au début d’une période prolongée de faible inflation ». Cela dit, les indices des prix à la consommation sont souvent « pollués » par l’évolution des prix de l’énergie et des taux de change. Sous prétexte de compétitivité, on constate déjà une baisse des salaires dans certains pays et certains secteurs, tandis que les plans sociaux se multiplient, traduisant une baisse de la production.
Pourtant, il y a encore peu de temps, les économistes s’interrogeaient surtout sur les risques inflationnistes qu’étaient susceptibles de provoquer les injections massives de liquidités par les banques centrales. Une crainte qui s’est peu à peu estompée, au fil des publications des indices de prix, au point que c’est désormais un recul généralisé qui est redouté.
Une opinion largement partagée est que la reprise économique empêchera la zone euro de tomber dans cette spirale. Justement, la BCE a revu en légère hausse ses prévisions pour 2014, avec une croissance attendue de 1,1 pour cent du PIB de la zone euro (contre un pour cent), et estime que la reprise devrait se poursuivre en 2015, avec une progression de 1,5 pour cent Des chiffres confirmés par Olli Rehn, commissaire chargé des Affaires économiques et monétaires, qui prévoit même 1,7 pour cent en 2015 pour l’ensemble de l’Union européenne. Des chiffres tout de même bien modestes, qui font craindre une stagnation de longue durée, d’autant que le taux de chômage, actuellement supérieur à douze pour cent, un niveau « inacceptable », selon Olli Rehn, devrait à peine baisser, à 11,8 pour cent en 2015.
L’OCDE appelle d’ailleurs à une « poursuite de l’assouplissement, si les risques de déflation s’intensifient ». Mario Draghi s’est voulu rassurant, déclarant qu’« une politique accommodante sera pratiquée aussi longtemps qu’il le faudra » et que la BCE dispose « d'une puissante artillerie » pour parer à toute éventualité.
Parmi les mesures envisagées figure une nouvelle « opération de refinancement à long terme » (LTRO) comparable à celles de fin 2011 et début 2012. Elles avaient consisté à injecter un peu plus de mille milliards d’euros dans le système financier sous forme de prêts à trois ans à des taux très faibles pour tenter de relancer le crédit dans la zone euro.
Une idée alimentée par le constat que l’excédent de liquidités dans le système bancaire, qui mesure les sommes susceptibles d’être prêtées par les banques, est tombé à son plus bas niveau depuis septembre 2011, un certain nombre d’établissements financiers ayant privilégié le remboursement anticipé des LTRO de 2011 et 2012.
Le nouveau LTRO courrait de l’été 2014 à l’automne 2015, et serait soumis à l’engagement des établissements bénéficiaires de prêter à « l’économie réelle », alors que, selon Mario Draghi, les banques ont surtout utilisé la précédente manne pour souscrire des obligations d’État. Une condition sur laquelle a insisté Yves Mersch, membre du directoire de la BCE depuis un an, qui a pressé les banques « d’utiliser les conditions de financement favorables en répercutant celles-ci sur les ménages et les entreprises pour relancer au final les flux de crédit dans la zone euro ». Le Luxembourgeois a également averti que les moyens dont dispose l’institution étaient limités et que la politique de fourniture aux banques de liquidités supérieures à leurs besoins ne devait ni ne pouvait être pérennisée.
Dans l’arsenal de Mario Draghi, on trouve également une pratique originale, le taux d’intérêt négatif. Déjà actuellement, les dépôts des banques auprès de la BCE ne sont pas rémunérés. On peut aller plus loin, en leur prélevant de l’argent pour les inciter à consacrer plutôt ces sommes à des prêts à l’économie. En revanche, le lancement d’un programme de rachats d’actifs sur le modèle Abenomics ne semble pas d’actualité, Mario Draghi ayant souligné combien la situation en zone euro n’était pas comparable à celle du Japon.
Ces mesures sont malgré tout jugées insuffisantes. En novembre, les marchés financiers n’ont pas réagi à la baisse des taux de la BCE, les analystes de la Société générale regrettant quant à eux que « tout le monde semble se résigner à cette façon de tenter de s’extraire de la crise en rampant ».
La vérité est que les marges de manœuvre sont réduites. L’arme des taux et de la liquidité ne suffit pas à convaincre les ménages de se remettre à consommer et les entreprises d’investir, d’autant que plusieurs économistes ont montré que les taux réels restent élevés et aggravent le poids de la dette.
C’est bien ce que reconnaît Jean-Claude Trichet, prédécesseur de Mario Draghi. Selon lui, on demande trop aux banques centrales. Elles doivent désormais « faire passer le message aux gouvernements qu’il faut mettre la maison en ordre », et les convaincre que la reprise passera davantage par des réformes structurelles propres, notamment à améliorer la situation de l’emploi. Il rejoint ainsi, qui l’eût cru, la position du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, qui, lors de son récent passage à Luxembourg, fustigeait à nouveau les politiques d’austérité qui ont conduit à une augmentation préoccupante du chômage, surtout celui des jeunes, avec des risques importants pour la stabilité politique et sociale de l’Europe.