Le droit pénal ne peut en aucun cas devenir l’instrument pour résoudre tous les problèmes sociétaux. Or, cette tendance des pouvoirs exécutifs est bien réelle – surtout pour les aspects sécuritaires – et elle risque de sacrifier les droits et libertés les plus élémentaires et fondamentaux. Lors d’une conférence vendredi sur la justice criminelle en Europe1, Peter-Alexis Albrecht, professeur de droit pénal à l’université Goethe à Francfort, a pointé du doigt cette tendance généralisée de vider les droits fondamentaux de toute leur substance.
À partir des années 1980, beaucoup de pays européens ont poursuivi la voie facile pour devenir des « États de prévention ». En tentant de minimiser les risques pour leurs populations par des interventions policières préventives, ils ont permis d’augmenter le rôle du pouvoir exécutif. Le « droit pénal préventif » qui en découlait a alors effacé les frontières entre risque et danger dans le droit qui règlemente les interventions policières, entre risque et soupçon dans le droit pénal. « Le 11 septembre 2001 a fourni un motif, mais ce n’était pas la raison de cette évolution, » souligne-t-il. Elle a pourtant eu pour conséquence la mise en berne des principes de l’État de droit au bénéfice de nouvelles règles de prévention qui ont débouché sur des limitations graves des libertés fondamentales. Et de citer pour exemple la banalisation du débat sur la torture. « Des peurs incontrôlées poussent les citoyens à des crises existentielles et vers une tendance à exiger des systèmes de vidéosurveillance omniprésents. Ils sont en attente insensée d’une sécurité totale. Cette attitude mène à un consensualisme qui dissout le droit », prévient le juriste.
Au niveau de l’Union, celui-ci reconnaît les bénéfices de l’intégration européenne. Cependant, cette intégration fait des dégâts dans le droit pénal. Son développement, son durcissement, le démantèlement des principes de l’État de droit montrent dans quel état il se trouve dans le contexte européen. Cependant, cette évolution s’oppose de manière flagrante aux effets escomptés lors de l’institution, en 1945, de la Convention des droits de l’homme. Il s’agissait à l’époque de limiter les moyens d’action des États en resserrant les vis du droit pénal par des principes répondant aux exigences d’un État de droit démocratique. Dès lors, les citoyens ne devaient plus être traités comme de simples objets livrés au pouvoir étatique, mais comme des sujets de droit autonomes.
« Les principes de la Convention devaient et doivent toujours limiter le droit pénal national, poursuit Peter-Alexis Albrecht, et fournir toutes les garanties de légalité et du respect des droits fondamentaux. » Or, ces traditions vont aujourd’hui à contresens de l’évolution actuelle du droit pénal européen. Les développements des deux courants ne se touchent pas. L’un est basé sur l’expérience d’injustices massives, l’autre sur les problèmes d’une société saturée d’abondance. Prévention, effectivité et optimisation de la sécurité sont devenus les fondements des directives européennes dans ce domaine. Elles se défont des principes centraux du droit pénal : la faute et la proportionnalité. « Il est nécessaire de revenir sur les bases que représentent les droits de l’homme, » maintient Peter-Alexis Albrecht.
Le problème fondamental réside dans l’enchevêtrement des pouvoirs exécutifs et législatifs – tant au niveau national qu’international – qui est à l’origine de l’érosion du contrôle des pouvoirs. L’influence de l’exécutif au niveau européen s’accroît même par le fait que les représentants des gouvernements nationaux siègent au Conseil, l’organe chargé de charpenter la législation européenne.
C’est la raison pour laquelle le pouvoir juridique européen doit se développer davantage pour devenir le gardien des principes du droit. Sans ces fondements-là, il connaîtra à la longue des difficultés de légitimité.
Le professeur de droit préconise quatre fondements. D’abord, l’importance de l’équité sociale. Participation, démocratie matérielle et égalité sociale sont primordiales pour éviter une augmentation des personnes exclues de la société. « Ce n’est que dans une telle société que la liberté peut avoir un sens pour les individus, explique le juriste. Pour une large part de la population, la liberté n’a d’importance que si elle permet un épanouissement social. » La liberté se définit par son contraire. Historiquement, le droit pénal permettait le déploiement de la force publique. La leçon à en tirer a été celle qu’il fallait brider cette force publique, notamment par des principes de droit immuables. Cela signifie un contrôle par la légalité et par les règles du procès équitable telles qu’elles ont été prévues par la Convention.
Fondamentalement, le droit pénal est chargé de constater les illégalités commises par des individus, ni plus, ni moins. Toutes les tentatives d’étendre cet instrument déboucheront sur le danger – historiquement confirmé – d’un abus de pouvoir incontrôlé par les autorités et la société.
Quatrièmement, l’autonomie et l’indépendance du pouvoir juridique doivent être absolument renforcées. Le troisième pouvoir pourra alors jouer le rôle d’arbitre légitimé et reconnu et imposer des limites – ne serait-ce que pour stopper des évolutions dangereuses d’une société – en toute indépendance et neutralité. Ce qui nécessite une bonne dose de lucidité et de courage. Or, actuellement, il a plutôt l’air d’être sur la défensive, tant au niveau national qu’européen.