« On ne peut pas laisser en liberté des prédateurs », avait martelé le président français Nicolas Sarkozy face caméras, avant de présenter à la France une nouvelle loi sur la rétention de sûreté pour prévenir la récidive de certains criminels, condamnés pour des actes particulièrement graves. Cette loi est entrée en vigueur il y a un peu plus d’un an. Lui emboîtant le pas, le ministre de la Justice Luc Frieden (CSV) a présenté lundi, un mois avant les élections, à la presse luxembourgeoise son texte à lui, inspiré de la loi française, sauf que les mesures prévues se limitent aux délinquants sexuels, condamnés à une peine de prison1.
D’abord, le juge devra ordonner une injonction de soins dans son jugement. Le détenu sera donc obligé de se soumettre à un traitement, sinon il ne pourra pas bénéficier d’une mesure de libération anticipée. Cependant, le résultat d’un traitement psychiatrique dépend surtout de la motivation du patient à se faire soigner. Même si en matière de pédophilie par exemple, la pression venue de l’extérieur peut aider le médecin à persuader le malade de changer sa vision pervertie de la réalité et d’accepter l’entière responsabilité de ses actes, le résultat du traitement dépendra avant tout de sa disposition et de son engagement personnels. Or, la peine risque ici de devenir l’objet de marchandage, car « le fait d’accepter la prise en charge est ainsi valorisé par une réduction de peine », écrivent les auteurs du texte dans l’exposé des motifs.
Un an avant la remise en liberté du délinquant sexuel, un comité pluridisciplinaire – dont les membres sont nommés par le ministre pour trois ans – émettra un avis quant à l’opportunité de sa libération. Ce comité est constitué avant tout de personnes du centre pénitentiaire avec lesquelles il a été en contact durant son incarcération, d’un représentant du Parquet et d’une personne du Centre hospitalier neuro psychiatrique. Parallèlement, une expertise sera ordonnée.
Six mois avant la fin de la peine, le délégué du Procureur général d’État saisira la juridiction spéciale des mesures de sûreté – un organe juridique inexistant jusqu’à présent – qui sera composé par trois magistrats de la Chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de Luxembourg. Or, comme cette Chambre du conseil est actuellement en charge d’ordonner le renvoi des affaires devant les Chambres criminelles ou correctionnelles, les magistrats qui la composent risquent d’être saisis une nouvelle fois du dossier lorsqu’ils revêtiront la casquette de juge spécial des mesures de sûreté. On peut donc se demander si cette nouvelle disposition ne risque pas de provoquer des contradictions juridiques. Car c’est ce nouvel organe qui devra prendre la décision finale après un débat contradictoire pendant lequel le détenu pourra se faire assister par un avocat.
Ensuite, celui-ci attendra le verdict et les juges pourront se laisser le temps jusqu’à la veille de sa libération pour lui transmettre leur décision. Une attente sans doute très difficile à vivre, surtout lorsqu’elle intervient juste avant que les portes s’ouvrent pour se refermer à nouveau. Lorsque la remise en liberté nette aura été refusée parce que le détenu aura été jugé dangereux pour la société, il sera placé soit sous surveillance, soit sous rétention de sûreté. Il sera alors transféré vers une institution fermée – ce sera probablement une section de la nouvelle maison d’arrêt à Sanem –, où il sera pris en charge médicalement. Une seule instance de recours sera prévue pour faire objection de cette décision – un conseil supérieur composé par trois magistrats de la Chambre du conseil de la Cour d’appel.
Ensuite, son dossier sera réexaminé tous les deux ans et une nouvelle décision sera prise sur expertise qui doit « déterminer l’évolution de l’intéressé quant à sa dangerosité ». Quels en seront les critères ? Le projet de loi reste muet sur ce point, il parle de « délinquants sexuels considérés comme dangereux et dont le risque de récidive est manifeste » et fait référence au concept de prise en charge des délinquants sexuels qui vient d’être élaboré par un groupe de travail.
Il n’y a pas de limite dans la durée, le criminel potentiel peut rester de facto enfermé pour le restant de ses jours. Le défi pour le personnel soignant sera de motiver des détenus qui auront tendance à se résigner parce qu’ils ne voient pas l’intérêt de se soigner si de toute façon ils vont finir leur vie à l’hôpital. Cette expérience est constamment vécue au centre de détention de Mauzac (Bordeau) en France, qui compte un taux de 80 pour cent de délinquants sexuels.
« Il ne s’agit pas d’une détention mais d’une rétention, » précise le ministre Luc Frieden. Les personnes retenues n’écopent donc pas d’une peine proprement dite, mais en pratique, elles seront quand même totalement privées de liberté. La logique de cette interprétation va sans doute provoquer des discussions, car s’il s’agissait d’une « peine après la peine », cette nouvelle mesure serait inacceptable dans un État de droit. Or, lors du débat en France, la ministre de la Justice Rachida Dati s’était fait reprocher de travestir les principes fondamentaux de la justice selon lesquels il ne peut y avoir de peine et de détention sans infraction. À la tête des opposants à la rétention de sûreté, l’ancien ministre socialiste de la Justice Robert Badinter, pour lequel il est hors de question de « s’aligner sur le mieux-disant répressif ». Lors des débats parlementaires en janvier 2008, il insistait sur le fait qu’avec cette mesure, « au-delà de toutes les précautions de procédure et de tous les efforts de terminologie, nous franchissons la ligne qui sépare cette justice de liberté fondée sur la responsabilité de l’auteur de l’infraction, d’une autre justice fondée sur la dangerosité appréciée par des experts – le plus souvent des psychiatres – d’un auteur virtuel d’infractions éventuelles. » Et de poser la question sur la présomption d’innocence d’une personne qui a réglé sa dette envers la société. La réponse de la ministre fut claire : la nouvelle mesure repose sur la même logique que le placement en détention provisoire. Cette argumentation a aussi été suivie par les auteurs du projet de loi Frieden : « La mesure de sûreté est une mesure préventive, ergo non punitive », écrivent-ils dans l’exposé des motifs.
Arthur Kreuzer, directeur de l’institut de criminologie de l’université de Giessen en Allemagne est d’avis que cette mesure-élastique – un vestige de la période nazie – est à double tranchant. La menace d’une Sicherungsverwahrung (qui existe depuis 2004 en Allemagne et touche toutes les formes de délinquance grave) mène selon lui à l’insécurité juridique, à des stigmatisations et à des agitations dans les prisons. Les détenus s’adaptent juste pour la forme ou se résignent. Il s’agit tout au plus d’une loi-symbole qui sert à calmer les esprits plutôt que de mener à une véritable sécurité, écrit-il2. Et de mettre en cause la qualité des expertises.
La crainte concernant la valeur de la prise en charge est d’ailleurs aussi formulée au Luxembourg par les membres du groupe de travail dans son concept de prise en charge : « Il existe, à l’heure actuelle, peu de thérapeutes enclins à prendre en charge des ex-détenus souvent considérés comme étant une population difficilement traitable. De même, bon nombre de psychiatres appréhendent les complications liées au travail avec des ex-détenus, à savoir le risque de récidive, les contacts avec les autorités judiciaires, les contraintes judiciaires etc. De manière générale, il existe un malaise, une hésitation parmi les psychiatres concernant la prise en charge d’ex-détenus ». Robert Badinter avait lui aussi mis en garde : « Quand la justice de sûreté remplace la justice de liberté, elle est vouée à devenir une justice psychiatrisée. Dès lors sera ouverte une voie dans laquelle, pour ma part, je ne pourrai m’engager. » Selon lui, cette mesure parfaitement inutile « donne l’illusion qu’on fait quelque chose de plus pour les victimes ».
En outre, la responsabilité de tous les intervenants qui doivent donner leur avis ou décider du sort d’un délinquant sexuel n’a pas été réglée. En Allemagne, une procureure d’État de Stralsund s’est même vue reprocher d’avoir contribué à un meurtre parce qu’elle n’avait pas requis de Sicherungsverwahrung pour un récidiviste. Pour Arthur Kreuzer non plus, cette mesure n’a aucune valeur et il prédit en guise de conclusion qu’aucun politicien n’aura le courage de plaider pour l’abolition de la rétention de sûreté, au risque sinon de passer pour un mou.
À quelques semaines des élections législatives, Luc Frieden ne veut certainement pas paraître flasque. Pas trop populiste non plus, quand il assure avoir voulu déposer ce projet de loi un an plus tôt, mais que la crise l’en a empêché. Pour sa dernière conférence de presse de cette période législative, il a en tout cas donné un gros coup de timbale médiatique dont la résonance se fera encore entendre dans toute son ampleur.
1Projet de loi relatif à la prévention de la récidive chez les auteurs d’infractions à caractère sexuel et portant modification du Code pénal et du Code d’instruction criminelle
2 « Sexualstraftäter. Wegsperren für immer ? » dans ZEIT online, 27 avril 2007