Comment, quand on est plasticienne, illustre-t-on la manipulation scientifique ? Celle de l’homme démiurge sur la nature ? Le constat est accablant : les plantes OGM stériles et leur culture extensive participent à la disparition de la biodiversité. Pour réparer ce forfait mortel, la biochimie rêve de faire renaître le végétal, partant de semences et de plantes collectées par Darwin durant son voyage de 1831-1835 sur les côtes d’Amérique du Sud. Il en tira la conclusion que la nature, pour survivre, opère la sélection du vivant qui s’adapte à son environnement. C’est la règle de l’évolution.
À la galerie Nei Liicht à Dudelange, Justine Blau fait la démonstration que, quand la science faillit, créer un monde de la manipulation par les arts plastiques est possible. Mais où commence l’exposition ? Dans la vitrine au bas de l’escalier, où fleurissent de cristaux de sel bleutés sur des objets inertes en verre ? Sur le palier, face à la photo en noir et blanc d’une statue de pierre tenant dans la paume de sa main un œuf matrice embryonnaire du vivant ? Ou quand on franchit ensuite le grand rideau au premier étage ?
Des mains jaillissent d’une jungle végétale primaire. C’est Justine Blau. Le sous-titre de la photographie sur tissu cette fois en couleur l’atteste : « auto-portrait ». Et le titre est Manipulation. À ses pieds des fioles de laboratoire. Nous voici initiés au monde où elle va nous entraîner le rideau franchi : l’enquête sur une quête scientifique, son échec et son illustration artistique.
Justine Blau a mis à profit, en 2019-2020, deux bourses du Centre national de l’audiovisuel (CNA) et du Fonds culturel national (Focuna) pour réaliser The De-extinct project. Son voyage commence au Jardin des Plantes à Paris, où, depuis le XVIIe siècle, les scientifiques étudient l’organisation et le fonctionnement du monde vivant. Devant le muséum, Justine Blau est tombée sur la statue du Prophète du Jardin des Plantes, tendant dans sa paume l’œuf, symbole du savant tout-puissant, qui peut manipuler le vivant et ce, jusqu’à ré-animer des espèces. C’est le projet des scientifiques à l’Herbarium de l’Université de Cambridge, où sont conservées les collections de Charles Darwin dont un exemplaire unique du Sycios Villosa, une cucurbitacée, rapportée des Galápagos.
Passé le rideau, Justine Blau raconte son enquête, de Paris en Angleterre. Voici ADN la couverture de l’herbier qui contient l’exemplaire unique du Sycios Villosa, et Justine Blau, multiplie par cinq l’œuf, Ovum, embryon du vivant, photographiés au bout des cinq doigts de sa main.
Car voilà, « la nature aime à se cacher » (traduction littérale ici de la citation du philosophe grec Héraclite) qui donne le sous-titre au récit de Justine Blau : la cucurbitacée restera inerte, inspirant le titre de l’exposition Vida Inerte. Mais grâce à la manipulation plasticienne, c’est nous qui allons actionner Automata et ré-animer le Sycios Villosa, tandis que les scientifiques sont limités à conserver les collections de Darwin et nous nous penchons pour voir la chambre forte du Kew Garden, Millenium Seedbank sur des visionneuses comme par un microscope de laboratoire…
L’homme démiurge a tué ce qu’il voulait ré-animer par excès de conservation et nous voici (comme l’indique Marie-Laure Farcy, dans le texte qui accompagne l’exposition) à l’interprétation contemporaine de l’aphorisme d’Héraclite : « ce qui apparaît tend à disparaître » et pire encore selon le philosophe Pierre Hadot : « ce qui fait naître tend à faire mourir »… C’est ici que la manipulation par l’art fait son entrée. Soap Bubble, une vidéo en boucle, fait apparaître, disparaître et renaître à l’infini au contact des paumes d’un magicien, une bulle de savon, que l’on retrouvera plus loin, manipulant le Sycios Villosa, qui apparaît, disparaît et renaît à l’infini.
L’exposition aurait-elle pu s’achever là, et, dans un autre agencement s’achever sur d’éphémères bulles de savon qui éclosent par le souffle d’air entre la base et la cloche d’ustensiles pharmaceutiques ? Justine Blau a tenu à répéter des gestes de collecte sur les traces de Darwin aux Galápagos. De ces paysages, restent sa quête photographique de l’aura du Sycios Villosa et des plantes séchées…
Alors, au bas de l’escalier quand on va quitter la galerie Nei Liicht, on regarde autrement les deux natures mortes dans la vitrine : elles rassemblent des fragments collectés aux confins du monde sur des objets de verre inertes où poussent des cristaux de sel teintés au bleu de Prusse. La nature aime à se cacher…
À quelques centaines de mètres de là, à la galerie Dominique Lang, il est toujours question de réactions chimiques et de manipulation. João Freitas, pour sa première exposition monographique à Dudelange, dont il est natif, brûle, ponce, lime les surfaces et les couches de matières issues de la production industrielle, pour nous donne à voir l’ultime, ce qui reste. Point d’homme démiurge ni de vanité ici.
À la base de ses re-créations, João Freitas collecte des déchets et des rebuts de la société de consommation. Certes lui aussi, tels les chimistes, provoque des réactions par le feu et la chaleur mais il exécute un travail dont la minutie le rapproche du travail artisanal à l’ancienne, long et silencieux, voire du moine accomplissant une tâche répétitive à son scriptorium.
Sans encre ni plume. Le voici qui œuvre au chalumeau, sur des feuilles sorties de l’imprimerie destinées à être pliées en tétra-packs pour des jus de fruits à longue conservation. La couche d’aluminium est effleurée ou à chaleur plus intense, brûle plus fort : la matière inerte prend un aspect de fleuves dans un paysage glacé ou irradié. Ailleurs, l’action de frotter métal contre métal (passage d’une lime métallique sur une toile abrasive), revient à transformer un papier rigide en une toile fine à la texture souple. Et quand il fait fondre à l’acétone la couche de billes de polystyrène qui se rétractent, apparaît une constellation d’étoiles.
João Freitas est à l’aise dans cet univers de patience et de retour à l’essentiel mais se montre également vidéaste habile et facétieux. On entend un froissement répété. C’est au premier étage de la galerie Dominique Lang que l’on découvre cette manipulation-là : sur trois écrans, des mouchoirs en papier sont tirés de leur boîte. Into the open, le bruit du frottement du papier sur le carton rompt le silence.