Mais où suis-je ? C’est la question que se pose le visiteur du Musée national d’art contemporain (MNAC) situé au cœur de Bucarest. C’est une visite qui se mérite. Déjà, pour s’y rendre c’est le parcours du combattant. Pas de bus, pas de tram, pas de trolleybus, pas de métro à proximité. On peut s’y rendre en taxi, mais nous ne sommes qu’au début de nos peines. Derrière l’immense portail en fer forgé, l’accueil est plutôt militaire. « Vous allez où ? », demande le gendarme qui n’a pas l’air de plaisanter. « Ben, au musée, là-bas ! » Suit un moment de réflexion et le verdict tombe : « Ah, bon ! » À partir de là, à chacun de deviner ce que l’autre va faire. Mais le calcul est simple : le gendarme n’a pas dit « Ah, non », il a bien dit « Ah, bon », donc c’est que c’est bon. Alors on y va.
Mais l’aventure ne fait que commencer. Depuis le portail jusqu’à l’entrée du musée il faut compter plus de 500 mètres de marche, car le MNAC se trouve dans l’enceinte du mastodonte bâti par feu le dictateur Nicolae Ceausescu. Plus on avance vers le musée, plus on recule dans le passé. La route défoncée et les trottoirs inachevés sont bordés, à gauche, par une forêt issue de nulle part où l’on entend des faisans criailler, des canards sauvages cancaner et toutes sortes de cris et de grognements d’animaux sauvages. Ce n’est pas un jardin zoologique, c’est la nature qui a pris le contrôle des quarante hectares de terres abandonnés depuis la chute du Conducator. À droite se dresse l’énorme Maison du peuple, le monstre architectural que l’ancien dictateur avait fait bâtir pour le peuple, c’est-à-dire lui, sa famille et son parti. Le bâtiment se compose de mille pièces et de 440 bureaux, dont celui de Nicolae Ceausescu grand comme un stade de football. Aujourd’hui c’est le siège des députés et le lieu du pouvoir.
Aménagé en 2004 dans l’enceinte de la maison maudite, le MNAC côtoie le parlement, raison pour laquelle toutes les entrées sont surveillées manu militari. Une aile de 16 000 mètres carrés, dont la moitié est réservée aux expositions, accueille le visiteur. Deux ascenseurs en vitres transparentes construits à l’extérieur lui donnent une apparence de gratte-ciel. « Le sort a voulu que le musée soit aménagé dans le bâtiment qui accueille le parlement, explique Calin Dan, le directeur du MNAC. Tout le monde nous reproche ce que l’on voit à l’extérieur, mais c’est la Chambre des députés qui a la charge d’administrer l’extérieur du bâtiment. Nous leur avons demandé d’organiser un meilleur accueil pour les visiteurs, mais rien n’a été fait. Malgré ces difficultés nous avons des milliers de visiteurs dont quarante pour cent se renouvellent tous les ans, et la majorité d’entre eux sont des jeunes. »
Fermé depuis début avril, lorsque le Covid-19 a fait son entrée sur la scène, le MNAC rouvre ses portes ce 10 juin en proposant plusieurs expositions censées reconquérir son public. La collection permanente, baptisée Revisiter l’histoire de 1947 à 2007, invite à redécouvrir l’art roumain depuis la chute de la monarchie et l’installation du régime communiste en 1947 jusqu’en 2007, année où la Roumanie a adhéré à l’Union européenne (UE). Les affiches annoncent aussi plusieurs expositions d’artistes roumains et d’un artiste étranger qui a la cote à Bucarest, à savoir le Luxembourgeois d’origine polonaise Filip Markiewicz avec son Ultraplastik Rhapsody. Travaillé par le malaise du capitalisme, les migrations, le partage inéquitable des richesses et le destin de l’art, cet artiste sera la vedette de la réouverture du MNAC. Si le coronavirus l’empêche de fouler le sol de Dracula, ses tableaux meubleront néanmoins les murs de la maison de Ceausescu jusqu’au 27 septembre.
Ironie de l’histoire, les œuvres d’un artiste qui affronte souvent le pouvoir se retrouvent sur les murs qui accueillent le cœur du pouvoir. Comment provoquer le pouvoir sur son propre terrain ? « La provocation n’est pas sur l’agenda du musée car nous ne sommes pas une galerie, explique Calin Dan. La provocation a lieu au niveau intellectuel dans la mesure où notre but est de créer de la diversité dans le paysage institutionnel roumain. Notre problème n’est pas de provoquer mais d’assurer la logistique pour que ce musée puisse accomplir sa mission. »
Aujourd’hui la Maison du peuple reste le centre d’une cité interdite. Le Musée d’art contemporain qui y a été aménagé est une brèche dans cette demeure surréaliste. Bucarest a besoin de s’approprier ce lieu qui l’écrase, mais pour l’instant il n’existe pas de volonté politique de mener à bien un tel projet. Ceausescu avait fait raser un des plus beaux quartiers du centre de la capitale pour mener à bien son projet mégalomane. Il n’en reste aujourd’hui que le mastodonte qui accueille le parlement et le MNAC, plus quarante hectares de terrain où une forêt a poussé dans la ville.
Le seul projet qui tente de redonner vie à cet espace est actuellement mené par l’Église orthodoxe dont 87 pour cent des Roumains se revendiquent. Si Ceausescu avait rêvé d’une Maison du peuple, le clergé roumain rêve d’une « cathédrale pour la rédemption du peuple ». Cet autre mastodonte aura une surface de 38 000 mètres carrés, sera doté de douze ascenseurs et de trois autels pour les messes censées accueillir 125 000 fidèles. Le projet de l’Église ne le cède en rien au monstre architectural rêvé par l’ancien dictateur. Coincé entre le pouvoir politique et celui de Dieu, l’art roumain tente de trouver sa place dans le cœur des Roumains. Vaste mission.