Deux dangers menacent le sport et au-delà, l’emprise des finances et la mainmise de la politique. Regardez seulement les stades qu’on construit et qu’on nomme ; naguère ça rappelait les Jean Bouin, Giuseppe Meazza ou Fritz Walter, il n’y en a plus aujourd’hui que pour les acteurs économiques. D’autre part, tous les quatre ans, à moins de crise sanitaire, tel pays, tel régime de s’autocélébrer dans une cathédrale sportive nouvellement construite ; pour en rester dans un passé pas trop lointain, Berlin 1936, Rome toutefois avait dû attendre 1960 alors que tout avait été prêt, dès la fin des années 1920, avec le centre sportif du Foro Italico, exemplaire dans l’exaltante boursouflure.
À l’époque, durant la période fasciste, c’était le Foro Mussolini, on a changé le nom, mais pour le reste… Elles sont toujours là, les statues d’athlètes monumentales du stade des Marbres (ah, les Italiens peuvent puiser ou creuser à la source). Et même le Duce reste présent, 75 ans après Giulino di Mezzegra et son exécution avec sa maîtresse. À l’entrée principale, rien de moins, piazza Lauro De Boris, du nom d’un antifasciste, aviateur italien qui ne doit guère trouver de repos au fond de la mer Tyrrhénienne. De voir au centre de la place le monolithe Mussolini, un obélisque de marbre de Carrare, de 36 mètres (en incluant la base), d’un poids de 300 tonnes. Il paraît qu’il s’agit du plus grand monolithe taillé au XXe siècle, découpé à flanc de montagne toscane avec des scies à fil et fini à la main et à la sueur des chemises noires.
Que faire aujourd’hui de pareil monument ? Bien sûr, on peut le faire tomber comme le régime dont il devait assurer la gloire, exegi monumentum…, celui-là n’est ni de bronze ni fait de poésie. L’exemple existe (quitte à ce que la disparition ne fût que momentané), de la colonne Vendôme, et Courbet qui pose devant avec ses compagnons de la Commune. Le monolithe, lui, tient debout, qui pis est, avec son inscription sur toute la hauteur, et le Comité olympique italien le fit ravaler en 2006 pour plus de deux millions d’euros.
Peut-être que la démolition, en effet, n’a guère de sens. On n’efface pas l’Histoire, encore faut-il en prendre la juste mesure. Y porter un regard juste. C’est exactement ce que font Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, dont on connaît dans le travail l’engagement citoyen qui est le leur, leur attention aux données, aux réalités économiques, sociales, politiques. Il n’y a qu’à se reporter par exemple aux photographies ramenées de leurs voyages ou résidences, de Montréal et de la carrière Francon, de Pékin et de la place Tian’anmen. Cette fois-ci, c’est du dur, comme il convient à un séjour à la villa Romana, à Florence.
Ils ne pouvaient échapper à une recherche autour des conditions, des techniques d’extraction du marbre, ils devaient y découvrir la tradition anarcho-syndicaliste. Et à l’opposé, comment ne pas être frappés par cette autre occurrence du marbre, les monuments fascistes et leur pérennité sur le sol italien, leur grandiloquence au-delà de la catastrophe. Alors Baltzer & Bisagno se sont résolus, face à l’obélisque Mussolini, à un double exercice en démythification. Ils ont défait le nom qui, annagrammatiquement, a donné Luis Simon, personnage imaginaire, opposé au Duce, et ils lui ont dédié un banc, fait de marbre extrait de la même carrière Carbonera de Carrare que le monolithe.
La panchina di Luis Simon en a les proportions, mais comme si l’obélisque s’était dégonflé, les mêmes proportions, mais en taille réduite. Et mis en morceaux, cinq segments en tout, et par terre, attendant que les bonnes gens s’assoient dessus. Beau renversement d’une verticalité et d’une monumentalité arrogantes, et gageons que si l’on transplantait la panchina di Luis Simon au Foro Italico, Lauro De Boris serait le premier enchanté de cette nouvelle compagnie.