Pendant presque un demi-siècle, c’était le cœur de l’activité agricole au Luxembourg. En été, durant la période de la récolte – de Karschnatz disent les paysans–, les tracteurs y faisaient la file à la queue-leu-leu, de jeunes enfants sur les sièges de fortune au-dessus des pneus, les agriculteurs en bleus de travail poussiéreux et des chapeaux ou casquettes vissés sur la tête. Durant l’attente, les collègues se retrouvaient, racontaient leur saison, les nouvelles machines de plus en plus puissantes, les voisins qui abandonnaient. Entre l’ouverture de l’Agrocenter à la fin des années cinquante et sa démolition, en 2019, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par dix, les fermes sont devenues de plus en plus grandes, obligées de rationaliser pour suivre la compétition internationale de l’agroalimentaire. Aujourd’hui, le centre de Mersch est en chantier. La trentaine de bâtiments industriels a été rasée – même l’emblématique halle de réception des grains (Kärenhal), qui avait été inscrite durant quelques mois sur l’inventaire supplémentaire, durant la campagne électorale de 2018. Un nouveau quartier appelé Les rives de l’Alzette pourra y loger jusqu’à 2 500 personnes.
Juste avant la démolition, le Centre national de l’audiovisuel a mandaté le photographe Christian Aschman de dresser un inventaire visuel des lieux. Avec l’accord du propriétaire, une Sàrl dans le giron de la Centrale paysanne, Aschman s’y est promené durant un an, essentiellement les week-ends, lorsque les machines étaient à l’arrêt, et a fait un état des lieux fort de plus de 800 photos, qui seront publiées et contextualisées dans un livre à paraître dans les prochains mois. En amont de cette publication, le CNA montre actuellement sous le titre subtil Hors champs une sélection d’un dixième de ces photos, 87 en moyen format, organisées en blocs thématiques. Comme une balade à travers une époque révolue.
Aschman, qui a publié un livre sur la production des Boeing 747 pour Cargolux, sur l’architecture de Ieoh Ming Pei pour le Mudam ou sur le patrimoine architectural moderniste de Luxembourg, est visiblement à l’aise sur le site. Il ne tombe pas dans le piège de la facilité que lui tend le romantisme des ruines, mais transcende ce déluge d’impressions que déclenchent le béton qui se fissure, le gigantisme des bâtiments, la nature qui reprend le dessus. Aschman marche, entre, monte, structure. Il le fait sur le site aussi bien que dans son accrochage (avec Marguy Conzémius du CNA), regroupé par associations. À droite d’une reproduction 1:1 avec son contexte de la tapisserie Les vues d’Amérique du Nord, qui était accrochée à la cantine de l’abattoir, on entre par des images d’ensemble des bâtiments vus de l’extérieur, expliqués par une photo aérienne historique et un plan de la situation initiale des bâtiments. Puis Aschman s’approche des différents métiers qui furent exercés sur place, et de l’architecture qui leur correspondait. Derrière le brutalisme qu’imposaient les dimensions des silos ou des stockages de grains, il nous fait découvrir l’amour des ingénieurs pour les fonctions du lieu : ces installations techniques où chaque processus avait sa propre couleur ou ces salles de réunion dont l’esthétique se situait quelque part entre Prypiat et Thomas Demand : la sérialité, l’efficacité, les tons chauds du bois et du similicuir. Christian Aschman ne commente pas, ne se moque pas. Il constate, documente, capte la lumière, cherche l’angle parfait et la composition pertinente. Il respecte.