Pour les services diplomatiques d’un petit État, insister sur le respect des droits de l’homme devrait relever du réflexe vital, le droit étant censé protéger les faibles et les vulnérables. Or, dans la pratique des affaires, le Grand-Duché a toujours endossé la posture du pragmatisme et de l’opportunisme. Vis-à-vis de Pékin, le Luxembourg se présente ainsi comme « porte d’entrée » vers l’Europe. Un minuscule pays inoffensif, sans ambition géostratégique, victime historique de ses voisins impérialistes de surcroît. Un narratif qui se met en place dès 1979, lorsqu’à l’occasion de la première visite d’État dans l’empire du Milieu, le Grand-Duc Jean flatte « les artisans de la Chine moderne, inspirés et guidés par le grand Mao-Tsé-Toung » pour mieux leur vendre les services de l’Arbed.
On aurait aimé être une petite souris, jeudi dernier au ministère des Affaires étrangères. Le ministre Jean Asselborn (LSAP) avait « invité » l’ambassadrice de Chine pour évoquer les sanctions « très regrettables » décrétées par Beijing contre des eurodéputés, fonctionnaires et chercheurs, parmi lesquels deux élus (Isabel Wiseler-Lima et Charles Goerens) et un diplomate (Patrick Engelberg) luxembourgeois. La Chine réagissait ainsi aux sanctions que venaient de prononcer l’UE contre quatre hauts responsables du Parti communiste à Xinjiang, directement impliqués dans la gestion des centres d’internement pour minorités musulmanes. Selon le wording officiel du communiqué, le ministre luxembourgeois aurait « souligné » face à l’ambassadrice la « ferme détermination » de l’Union européenne et de ses États membres de « répondre aux graves violations ou atteintes aux droits humains […] y compris au Xinjiang ». L’« entrevue » a eu lieu sur le tard : Paris, Berlin et Bruxelles avaient convoqué les ambassadeurs chinois dès mardi et mercredi. « Dozou seet een näischt », réplique Asselborn lorsqu’on l’interroge sur la réaction de l’ambassadrice chinoise. Pour l’argumentaire chinois, on peut se référer au communiqué publié le 10 mars par Beijing à l’issue d’un appel téléphonique que venait de passer le ministre chinois des Affaires étrangères à son homologue luxembourgeois. La répression systématique des Ouïgours ? « Toute rumeur ne tiendra pas devant les faits. » La Gleichschaltung de Hong Kong ? « Un perfectionnement du système électoral. »
En sanctionnant des parlementaires européens, la Chine a opté pour la surenchère et l’escalade diplomatiques. L’Union européenne s’était pourtant gardée de viser des membres du bureau politique du Parti communiste, se limitant à des cadres locaux. De par sa violence, le retour de bâton de Beijing a donc surpris. Les deux eurodéputés luxembourgeois visés apparaissent comme des victimes collatérales, touchés pour le simple fait de siéger dans la sous-commission « droits de l’homme ». Ils ne savent toujours pas ce que signifie concrètement leur nouveau statut de sanctionné, mais estiment que ceci équivaut à une interdiction d’entrée en Chine. (Les sanctions s’étendant aux membres de la famille, le mari d’Isabel Wiseler-Lima, le potentiel, quoique improbable, futur membre du gouvernement Claude Wiseler pourrait donc se voir exclu de visites d’État dans la République populaire.)
Jean Asselborn dit avoir expliqué à l’ambassadrice qu’il ne trouverait « pas très intelligent » de viser des eurodéputés, alors que ceux-ci étaient sur le point de ratifier l’accord global sur les investissements entre la Chine et l’UE. Hâtivement bouclé 21 jours avant l’arrivée à la Maison blanche de Joe Biden, cet accord est désormais « relégué au frigo, ou plutôt au congélateur », dit l’eurodéputé Christophe Hansen (CSV). L’ancien lobbyiste de la Chambre de commerce compte pourtant parmi les plus ardents défenseurs de l’accord, qui garantirait un « level-playing field », c’est-à-dire un accès facilité au marché chinois pour les entreprises européennes (et surtout allemandes). Mais tant que l’institution du Parlement européen se trouve « sous attaque », Hansen ne voit pas ses membres avaliser un tel accord. Il souligne la nécessité pour l’UE de « parler d’une voix » : « Que ce soit la ligne ferroviaire Budapest-Belgrade en Hongrie ou la place financière au Luxembourg, la Chine joue les intérêts nationaux pour mieux nous diviser. »
« Les droits de l’homme sont universels. On ne peut pas juste se concentrer sur les affaires », dit Jean Asselborn. Sa priorité politique numéro 1 reste la candidature du Luxembourg au Conseil des droits de l’homme de l’Onu. Prévues pour octobre, ces élections ont été singulièrement compliquées par le retour des États-Unis sur la scène multilatérale. Jusqu’ici, il y avait trois candidats pour trois sièges. La candidature américaine fera donc un malheureux. Sur la question ouïgoure, le Luxembourg était quasiment obligé de faire preuve de cohérence et figure de bon élève. Dès juillet 2019, le Grand-Duché avait ainsi cosigné, avec 21 autres pays du Conseil des droits de l’homme, une lettre condamnant la détention de masse d’Ouïgours et d’autres minorités dans le Xinjiang. (Jusqu’à un million de personnes, quasi-exclusivement musulmanes, seraient passées par ces camps que Pékin désigne comme des « centres de formation professionnelle ».) Un acte de name and shame qui avait mobilisé un certain courage politique, d’autant plus que douze États membres de l’UE avaient préféré s’abstenir.
Au cours des années 2010, le capital chinois a fait son entrée dans plusieurs secteurs stratégiques : de Cargolux à Bil, jusqu’aux réseaux énergétiques d’Encevo. Mais avec le réalignement européen sur les États-Unis, la marge de manœuvre par rapport au « partenaire chinois » se réduit. Le Luxembourg a beau s’investir dans un « partenariat privilégié » avec la Chine, celui-ci ne saurait surpasser la loyauté due à l’UE et à l’allié américain. Dans un monde en voie de polarisation, le go-between risque de se retrouver coincé. En juin 2020, la Poste annulait ainsi en dernière minute un deal avec l’équipementier chinois Huawei pour l’approvisionnement en matériel 5G, cédant aux pressions exercées par Washington et par Bruxelles. Une volte-face qui avait jeté le froid dans les relations sino-luxembourgeoises.
Les liens se délient. Avec la démission d’Etienne Schneider, dont le mari est employé par la Bank of China comme « European business developer », Beijing a perdu un précieux appui. En 2018, le ministre de l’Économie avait encore promis sur la chaîne de télé chinoise CGTN, qu’au Luxembourg, « we never close our doors ». Le Grand-Duché aurait ainsi décidé d’adhérer à la « Belt and Road Initiative », contre l’avis d’un « very big country » qui devrait rester innommé. En août 2020, le départ à la retraite de Lihong Zhou, la CEO de la Bank of China Luxembourg, a laissé un autre vide. En poste depuis 2005, elle apparaissait comme l’ambassadrice officieuse de la République populaire. Grande « facilitatrice » des relations bilatérales, elle disposait d’entrées politiques à Beijing et au Luxembourg. Son ancienneté et son réseau faisaient de « Madame Zhou » (prononcé « Joe ») la mémoire institutionnelle de la communauté d’affaires chinoise.
« Our reputation in China is excellent ! », s’était enthousiasmé en 2014 le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), face aux notables de l’ABBL passablement dégrisés par l’ère de la transparence fiscale qui pointait. La nouvelle force chinoise sur la place bancaire s’inscrit dans le paysage urbain : Quatre des sept banques chinoises se sont choisi une adresse sur le boulevard Royal. Or, cela fait plus de quatre ans qu’aucune nouvelle banque chinoise ne s’est installée au Luxembourg. En 2016, le CA de la Shanghai Pudong Development Bank avait pourtant officiellement avalisé la création d’une succursale au Grand-Duché, mais cette décision est restée sans lendemain.
Alors qu’avec l’avocat Albert Wildgen et l’ex-ministre Luc Frieden, les Qataris avaient leurs proconsuls désignés, les réseaux chinois semblent plus diffus, les intérêts plus diversifiés. Les Big Four ont chacune leur « China desk », tandis que les principales études d’affaires, Arendt & Medernach et Elvinger Hoss, ont établi une antenne à Hong Kong. Le député Laurent Mosar (CSV), dont le père avait été le dernier consul honoraire de Taiwan, a également rejoint le camp « mainland ». Depuis 2015, il occupe un siège au conseil d’administration de la Bank of China, un poste qui, d’après la déclaration des intérêts financiers déposée au Parlement, lui rapporte annuellement entre 50 000 et 100 000 euros, soit plus que ses activités d’avocat. En août 2019, Mosar s’était fendu d’une interview sur Radio China International dans laquelle il expliquait que « la Chine a un système qui fonctionne très bien ». Une citation illico reprise par la Beijing Rundschau sous le titre « Laurent Mosar : Chinesische Erfolge durch effektives politisches System ». Face au Land, le député expliquera qu’il faudrait « séparer l’un de l’autre » [l’économique du politique], « sinon nous n’aurions plus de relations économiques en-dehors de l’Europe ». La tension entre intérêts économiques et droits de l’homme provoque des malaises et des maladresses plus ou moins comiques. Ainsi en septembre dernier, le président de la Chambre des députés, Fernand Etgen (DP), présentait ses vœux aux « dirigeants » et au « peuple » chinois dans un message vidéo. C’est avec emphase qu’Etgen finit par s’adresser à Xi Jinping himself : « Ensemble, défendons la dignité humaine et le respect des valeurs démocratiques ! »
Ce mardi, lors d’un débat sur la Chine et les droits de l’homme organisé par le mensuel Forum et Acat
(Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), les interventions oscillaient entre indignation et aveux d’impuissance. Estimant que ce qui se passe au Xinjiang « va dans la direction d’un génocide », la militante d’Acat, Mareile Aldinger, appela à « s’indigner avec Stéphane Hessel » : « Et je le dis : Nie wieder ! Nie wieder ! » L’eurodéputée Isabel Lima Wiseler émettait la thèse (hardie) que l’accord sur les investissements contribuerait à endiguer le travail forcé en Chine : « Un régime autoritaire, on ne le change pas avec des mots. Mais ça au moins, on doit y arriver ». Introduit comme « grand connaisseur de la pensée chinoise », le journaliste Raymond Klein finit par se mettre tout le panel à dos pour avoir un moment semblé relativiser les exactions chinoises en les mettant en relation avec la « War on terror » lancée par George W. Bush.
Pékin a envoyé une nouvelle génération de diplomates ultra-nationalistes dans les capitales européennes. L’ambassade chinoise à Paris vient ainsi de traiter un chercheur français de « petite frappe » et « hyène folle ». Par rapport à ces diplomates peu diplomates, Yang Xiaorong, la nouvelle ambassadrice au Luxembourg, auparavant en poste au Madagascar, reste très discrète. Pas besoin de faire de shows médiatiques au petit Grand-Duché. Une nomination au Luxembourg s’apparente à un poste plutôt peinard. Dans ses rares allocutions officielles depuis son accréditation en septembre, Yang Xiaorong aime rappeler le « combat féroce » mené par le peuple chinois « sous la direction du Parti Communiste Chinois » contre la pandémie, ou citer les « quatre persévérances » prônées par Xi Jinping. Mais elle prend soin d’enrober ces passages propagandistes d’éloges mielleux du couple sino-luxembourgeois, « un modèle exemplaire » qui aurait réalisé « de nombreux records ».