Pour un peu, on s’attraperait à ne retenir que la première partie du jugement de Churchill, vous vous rappelez, la démocratie comme un mauvais système. Tellement elle est mise à mal par les princes caractériels qui nous gouvernent (de quelque côté du monde qu’on se tourne). Bien sûr, on objectera que les régimes autoritaires voire totalitaires ne manquent pas, pervers par définition, et nous voilà ramenés à donner quand même raison à l’homme d’État anglais pour la restriction qu’il a faite, « le moins mauvais toutefois ». Que la démocratie nous fasse douter de son excellence ne tient pas seulement à tels comportements individuels, il existe autre chose, comme un abâtardissement systémique.
La démocratie, on aurait tort d’en réduire l’existence aux élections (même en ajoutant le qualificatif de liberté). Des exemples sont là pour montrer qu’il leur arrive d’amener au pouvoir des hommes et des forces antinomiques. Le meilleur rempart, ce serait alors le droit, dans son indépendance, et la stricte séparation des pouvoirs de Montesquieu. Seulement, on en est loin aujourd’hui, dans bon nombre de pays, et l’indépendance du droit, de la justice, de s’avérer une exception, un luxe.
Restons pour commencer en Europe où l’Union se débat avec la Pologne et la Hongrie qui se conduisent en maîtres-chanteurs : le véto contre les plans de relance, si vous ne nous laissez pas le champ libre pour nos instances judiciaires, pour la presse de même (qui sans la liberté d’expression ne peut jouer le rôle qu’on lui attribue souvent de quatrième pouvoir). On destitue les juges, on les jette en prison, les juges comme les journalistes.
C’est la première puissance mondiale, démocratie exemplaire aux yeux de tant de gens, et tous, nous attendons avec impatience, mêlée d’inquiétude, le résultat de l’élection présidentielle américaine début novembre. Au moment de ces lignes, il s’y ajoute l’incertitude du Covid-19, mais voilà une circonstance qui ne change rien à l’essentiel. De deux choses l’une. Trump est réélu et le rideau tombe d’autant plus pesamment sur une politique démocratique. Il est battu, mais il faudrait qu’il le fût de façon décisive, sans discussion possible. Autrement, ce qu’il a dit au long de la campagne électorale, ou ce qu’il a tu, laisse prévoir un passage de pouvoir très peu démocratique. Pour preuve, la hâte des républicains de compléter la Cour suprême après la mort de Madame Ginsburg.
Il n’y a pas si longtemps, en 2000, il y allait de la victoire de George W. Bush ou d’Al Gore, et pour la déterminer en toute certitude et équité, un recompte des voix en Floride était indispensable. Or, la Cour à majorité républicaine déclara le recompte anticonstitutionnel, et nous eûmes Bush (en 2006, toutefois, la Cour jugea que le président avait abusé de son autorité en donnant son aval aux commissions militaires de Guantanamo). Pour l’élection de novembre, la Cour aura peut-être à trancher la question des votes par correspondance ; seul fait assuré, avec Madame Barrett, si elle passe, les juges seront six (contre trois) favorables à Trump.
Le droit, jusque dans les très hautes sphères et instances de décision, ira-t-on jusqu’à dire que ça se manipule, en tout cas, on peut s’arranger. Pour la Cour américaine par exemple, le Congrès peut être tenté de changer le nombre des juges ; en avril 2017, c’est récent, le leader de la majorité républicaine au Sénat a fait modifier leur mode de nomination, et si pour le consentement il avait fallu jusque-là une majorité qualifiée des trois cinquièmes (ce qui va dans un sens consensuel), on a alors instauré la simple majorité absolue. D’où de suite la confirmation du juge Neil Gorsuch par 54 voix contre 45, le score de Madame Barrett sera sans doute moindre.
La démocratie, on s’en rend compte, n’est à soupeser ni par les élections, ni par le droit. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient négligeables, il faut juste y jeter un coup d’œil aigu. Il semble qu’une autre définition, elle est d’Albert Camus, soit plus opérante : La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité.