Le dimanche 9 août, au terme d’une campagne électorale marquée par l’exclusion ou l’arrestation des principaux candidats d’opposition à la course présidentielle, Alexandre Loukachenko, à la tête du pays depuis 26 ans, revendique la victoire pour lui. Une semaine plus tard, le surnommé « dernier dictateur d’Europe » est un homme politiquement mort. D’immenses manifestations, brutalement réprimées, suivies de grèves dans plusieurs grandes entreprises d’État et d’une mobilisation sans relâche, inédite dans l’histoire de la jeune république, ont fini par faire reculer la police anti-émeute et souder une nation entière. Pour l’heure, seul Moscou semble encore soutenir Loukachenko, dont le mandat officiel se termine le 9 septembre. L’UE, qui ne reconnaît pas l’issue des élections, s’est mise d’accord pour sanctionner les organisateurs de la fraude électorale et des violences.
Pour ce spectaculaire renversement du rapport de force, Alexandre Loukachenko n’a personne d’autre à blâmer que lui-même. Par son comportement il a mis tout le monde, la Russie en premier, dans une situation où il n’y a pas de « bonnes options » (Financial Times). Anticipant une forte participation aux élections, après sa désastreuse gestion de la crise du Covid-19, le dictateur a d’abord fait arrêter le célèbre « youtubeur » et candidat à la présidentielle Sergueï Tikhanovski (époux de Svetlana Tikhanovskäia, qui a remporté les élections), connu pour avoir documenté le ras-le-bol des gens dans des bourgs traditionnellement pro-Loukachenko. Au printemps, quand des mesures de confinement sont prises un peu partout en Europe, et alors que la pandémie commence à remettre en question notre maîtrise de la vie et de la mort et à saper lentement les bases psychologiques de l’ordre économique et social, Alexandre Loukachenko dénonce une « psychose » qui serait plus dangereuse que le virus lui-même. À ses sujets, celui qui gouverne la Biélorussie d’une main de fer conseille de boire « un ou deux verres de vodka » en tant que mesure prophylactique, et de retourner au travail, car dit-il « le tracteur guérit tout le monde ».
En réalité, les gens sont en train de tomber comme des mouches. Combien en tout ? On ne le sait toujours pas. Au nord-est, la ville de Vitebsk devient un des principaux foyers d’infection. Une patinoire y est transformée en morgue. Mais, officiellement, la Biélorussie ne connaît toujours aucun cas de Covid-19. Des tests de dépistage envoyés aux laboratoires à Minsk se perdent en chemin, systématiquement. Les médecins sont presque tentés d’y voir la confirmation de cas positifs, tandis que des hommes du KGB font le tour des hôpitaux pour obtenir le silence du personnel soignant. Il y aura même un match de foot entre le FC Minsk et son rival local, le Dinamo Minsk. Le seul à ce moment-là, dans un monde confiné. On se contente de prendre la température des spectateurs à l’entrée. Les droits de transmission ont été vendus à l’Inde au préalable. Pendant ce temps, Loukachenko moque les morts à la télé. Évoquant le poids d’une victime, il s’interroge : « Mais comment quelqu’un peut-il vivre ainsi ? » Et de conclure : « Le virus s’attaque aux faibles ».
Loukachenko s’est toujours vanté d’avoir épargné à la Biélorussie le sort humiliant réservé à la Russie
Ces remarques choquent un pays entier, contraint à l’entraide mais bientôt habité du sentiment qu’entre Biélorusses, on arrive à faire bouger des choses solidairement même sans le soutien de l’État. Face au refus du gouvernement de reconnaître la gravité de la situation et de fermer, ne serait-ce que les écoles, des initiatives privées voient le jour, comme #ByCovid19, qui s’efforce de récolter de l’argent et d’approvisionner les hôpitaux sous-équipés en matériel. Soutenus par des dons provenant de la diaspora biélorusse à l’étranger, c’est grâce à de telles initiatives que les gestes barrières commencent à être connus au sein de la population. L’association est finalement contactée par le Ministère de la santé qui lui offre son soutien. Malgré cela, Alexandre Loukachenko fait défiler les chars devant les vétérans pour la traditionnelle parade du 9 mai en souvenir de la victoire soviétique sur le fascisme. Sur Deutsche Welle, Mikola Statkevich, ancien candidat aux présidentielles, s’énerve : « Je comprends qu’aux yeux de ce type, les personnes âgées ne représentent qu’un fardeau sans valeur auquel on est obligé de verser des retraites. Quant à nous, il s’agit de nos parents, de nos grands-parents ! » Arrêté le 31 mai, Statkevich demeure toujours en prison.
À l’étranger, les déclarations du président défrayent la chronique, surtout en Russie confinée et habituée depuis longtemps aux frasques du dictateur moustachu, mais on y estime aussi que les Biélorusses n’ont pas vraiment à se plaindre. Élu en 1994 sur la promesse d’annuler les quelques réformes libérales entreprises depuis l’indépendance, Alexandre Loukachenko, ancien dirigeant d’une exploitation agricole, s’est toujours vanté d’avoir épargné à la Biélorussie le sort humiliant réservé à la Russie pendant la transition vers le capitalisme durant les années 90. En réalité, l’industrie biélorusse quoiqu’hautement développée d’un point de vue soviétique est restée très fortement dépendante des livraisons de matières premières et du marché russes. À partir du moment où les républiques « frères » se sont dotées de politiques économiques individuelles, l’économie biélorusse a considérablement souffert. La libération des prix et les programmes de libéralisation de la Fédération russe, en particulier, ont mis la Biélorussie face à des défis immenses. Aujourd’hui encore, les trois quarts de l’économie restent sous contrôle de l’État. Mais les disparités sociales ne sont pas aussi criantes que dans la Russie voisine où les salaires sont pourtant plus élevés. Aussi, le PIB par habitant atteint pratiquement le double de celui de l’Ukraine. Même si la crise d’énergie et d’approvisionnement a pris des formes toujours plus dramatiques au fil des ans.
Car le modèle Loukachenko a un prix : l’économie reste, en effet, très lourdement subventionnée par la Russie, avec en 2019 une balance commerciale affichant un déficit de neuf milliards de dollars. En décembre, après de années de tensions entre Minsk et Moscou, le Kremlin a finalement décidé de réformer sa taxation sur les exportations de pétrole brut. Jusqu’alors, la Biélorussie en importait 25 millions de tonnes de brut par an pour trente pour cent moins cher. Avec une partie du pétrole raffinée en Biélorussie, revendue vers l’étranger pendant qu’une autre était transformée en carburant bon marché.
Russes et Européens, Loukachenko a toujours su opportunément jouer les uns contre les autres. Ainsi il avait obtenu de l’UE le retrait de sanctions européennes en échange de son soutien à l’Ukraine face à la Russie. Dernièrement, il a tenté de faire fléchir Moscou en invitant à Minsk le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, allant même jusqu’à réceptionner en mai une livraison de pétrole américain. Il y a trois semaines, il a fait arrêter des miliciens russes accusés de fomenter un coup contre lui. Ces jours-ci, il accuse l’Ouest de vouloir vendre son pays à l’Otan et interdire la langue russe...
Les sombres perspectives économiques qui se profilent à l’horizon biélorusse avec l’augmentation progressive du prix du pétrole décidée par Moscou (entraînant jusqu’à 3,1 milliards de pertes par an : quinze pour cent des recettes budgétaires) expliquent donc l’apparition, pour la première fois, de candidats à la présidentielle issus de l’élite, tel Viktor Babariko, ancien manageur de Belgazprombank, pressenti un temps comme le candidat le plus crédible contre Loukachenko ou encore Valéry
Tsepkalo, ancien ambassadeur aux États-Unis et fondateur du Belarus-Hi-Tech Park, du plus grand centre IT d’Europe centrale et de l’Est. L’arrestation de Babariko, en juin, suivie de la disqualification de la candidature de Tsepkalo, étaient la preuve que Loukachenko sentait le vent tourner.
Un soutien officiel pourrait obliger la Russie à partager le fardeau des sanctions
Comme le recommande un rapport du German Economic Team (GET), la Biélorussie a besoin de recettes supplémentaires et doit réduire ses dépenses afin d’éviter que le déficit ne se creuse davantage. L’introduction progressive (jusqu’en 2024) de taxes russes sur le pétrole brut, était censée laisser à la Biélorussie « le temps d’amortir une partie des effets par d’amples réformes économiques », notamment des privatisations. Une réaction tardive pouvant forcer le pays à « accepter des compromis peu favorables ». Mais Loukachenko, en 26 ans de règne, n’a pas su réformer l’économie. Et a préféré consacrer son attention à des marchés prometteurs, comme celui de la vente d’armes qui a rapporté en 2017 plus d’1 milliard de dollars à un pays dont le budget militaire est de 700 millions.
À la fin de l’Union soviétique, c’est la Biélorussie qui écoule une grande partie des 69 000 chars de combat abandonnés par l’Empire communiste. L’opération est une formidable affaire, si bien qu’entretemps le pays se situe dans le top quinze des exportateurs d’armes les plus importants au monde, en voisinage direct avec les États-Unis, la Russie, Israël ou encore la France. Les contrats de maintenance et de modernisation qui lient les pays clients d’équipement soviétique, souvent pauvres, au savoir-faire des experts biélorusses, auront permis au pays de se lancer dans le développement de systèmes militaires modernes. Aujourd’hui, la vente de radars, de systèmes de guerre électronique, de drones ou encore de systèmes de défense aérienne constituent la plus grande part des revenus. Parmi les clients, la Chine, le Soudan, l’Azerbaïdjan, mais aussi l’Ukraine, la Syrie, le Venezuela et des pays africains. La destination compte peu : la Biélorussie a la réputation d’être un des marchands d’armes les plus irresponsables. La ligne antirusse adoptée dans le contexte de la dégradation des relations américano-russes aura également profité à l’industrie militaire nationale. Beaucoup de pays ne souhaitant se rendre dépendant ni des États-Unis ni de la Russie ayant opté pour les systèmes militaires biélorusses.
En dépit de tout cela, Vladimir Poutine a décidé dans la situation actuelle de soutenir Alexandre Loukachenko qui a aussitôt saisi l’occasion pour menacer son peuple d’une invasion russe. Ce scénario est pourtant peu probable. D’ailleurs le soutien officiel pourrait coûter cher à la Russie. Avec une riposte de l’UE imminente, la Russie, si elle continuait à « soutenir officiellement » Minsk, pourrait être obligée à partager « le fardeau des sanctions » analyse la Nezavissimaïa Gazeta. Or non seulement Minsk est endettée vis-à-vis de Moscou à hauteur de huit milliards de dollars, mais un retrait russe de la Biélorussie ferait perdre plusieurs milliards de dollars en investissements à la Russie. Inversement, si elle se décidait à soutenir Loukachenko jusqu’au bout, par exemple dans le cadre de l’Union de la Russie et de la Biélorussie qui existe déjà sur le papier, elle devrait s’attendre à rembourser des emprunts biélorusses à l’étranger à hauteur de dix milliards de dollars.
Voilà pourquoi certains observateurs estiment que la Russie est en train de se préparer à un scénario à l’arménienne. Dans ce pays du Caucase, le refus du Premier ministre de céder le pouvoir avait déclenché en 2018 une révolution qui a porté au pouvoir Nikol Pachinian, principale figure de l’opposition. Une fois investi, celui-ci a décidé de poursuivre la politique étrangère de son prédécesseur. En Biélorussie, le masque est tombé même si l’allié russe continue à tenir l’opposition en haleine sur ses intentions. Une stratégie qui semble porter ses fruits : Maria Kalesnikava, proche de Viktor Babariko et alliée de Svetlana Tikhanovskaïa vient d’indiquer que l’opposition biélorusse ne compte pas remettre en question les relations actuelles avec la Russie. Elle estime par ailleurs qu’il est « trop tôt » pour prononcer des sanctions contre son pays.
Plusieurs signes laissent toutefois penser qu’une invasion russe a déjà commencé, quoique de manière hybride et difficile à prouver. Tout commence par l’arrivée de « journalistes » russes pour remplacer leurs collègues biélorusses à la télévision d’État en grève. Dans certaines entreprises, une majorité d’ouvriers a repris le travail – là encore, sous la pression d’« experts » apparemment venus de l’étranger. Pendant ce temps, des canaux pro-Loukachenko ont fait leur apparition sur Telegram pour diffuser le narratif (mis en avant par le Kremlin) de manifestations pilotées depuis l’étranger. Enfin jeudi, l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, célèbre opposant russe, a envoyé un signal sans équivoque au camp de Svetlana Tikhanovskaïa. Les dernières vidéos de Navalny portant sur la situation en Biélorussie, étaient marquées du label « La Russie du futur ».