Les promoteurs de la Centrale des bilans ont désormais les cheveux gris. Ils étaient encore des jeunes hommes, avec tous leurs rêves un peu fous, lorsque les premières initiatives pointèrent, dans les années 1980, de mettre en place une plateforme unique recueillant les comptes et bilans des entreprises luxembourgeoises, selon des standards comptables harmonisés.
Ils ont pris depuis lors de la bouteille et du grade, et l’expérience du terrain leur a fait perdre pas mal d’illusions : celui qui, jeune stagiaire au Ceps, avait été l’un des premiers à plancher sur la Centrale des bilans est aujourd’hui directeur général du Statec. La tignasse encore bien fournie bien que grisonnante, Nico Weydert, celui qui a suivi les pérégrinations du projet au milieu des années 1990, est devenu directeur adjoint du Statec. Et l’auteur du seul rapport parlementaire à ce jour sur la fraude fiscale au grand-duché en 1997 est passé du banc de la Chambre des députés à celui de [-]ministre de l’Économie et du Commerce extérieur. En se frottant au pouvoir, Jeannot Krecké (LSAP), qui rêvait, il y a encore quinze ans, d’interconnecter les administrations entre elles pour moraliser certaines pratiques de certains entrepreneurs, s’est vite rendu compte, une fois embarqué dans le gouvernement, de la difficulté de l’entreprise, mesurant ainsi le degré d’influence, pour ne pas dire le pouvoir de nuisance, de certains lobbies (d’Land du 12.06.2009).
En juin 2005, un an après son arrivée aux commandes du ministère de l’Économie, il annonce bien imprudemment lors d’une conférence de presse l’imminence de la Centrale des bilans dans le giron du Statec. Tout devait être prêt pour 2007. On en plaisante encore – ou on en enrage – : « Le délai entre la conférence de presse avec le ministre de l’Économie Jeannot Krecké et l’entrée en vigueur effective aura été de cinq ans », soulignait l’été dernier Serge Allegrezza, directeur du Statec, dans un entretien (d’Land 5.08.2011).
La conférence de presse conjointe mardi des ministres de l’Économie (Jeannot Krecké) et de la Justice (François Biltgen, CSV), a désormais donné pour acquise la fin des dépôts-papiers des comptes annuels des entreprises et le basculement de leurs bilans selon des formats « standardisés et contrôlés », qui avaient déjà été définis par le Plan comptable normalisé, lequel fut validé par un règlement grand-ducal du 10 juin 2009. Le Statec a été désigné comme l’autorité gestionnaire de la Centrale des bilans. Il manque encore deux règlements grand-ducaux pour finaliser un dispositif dont l’un des objectifs sera la simplification administrative pour les entreprises, la seconde priorité étant la lutte contre les faillites frauduleuses. Désormais, les entreprises n’auront à soumettre leurs comptes qu’une seule fois – deux procédures (dépôt structuré ou sous format libre pour les entreprises faisant moins de 100 000 euros de chiffre d’affaires par an ou celles, très importantes comme les banques, qui travaillent sous les normes IFRS) ont été prévues selon leur taille, leur chiffre d’affaires et leur total bilantaire – et le Statec devrait pouvoir puiser dans le stock d’informations fournies pour établir ses statistiques. Les agents du service devraient y trouver plus de 60 pour cent de ce dont ils ont besoin, sans avoir à solliciter une nouvelle fois les entreprises. Les informations à disposition serviront ensuite le Registre de commerce et des sociétés, qui abandonne définitivement l’ère du papier et des formats comptables « attrape-tout ». Selon les informations fournies mardi à la conférence de presse, 70 pour cent des entreprises fournissent déjà leurs informations comptables sous for[-]mats électroniques standardisés. En 2010, le Registre de commerce et des sociétés a traité 72 000 déclarations, mais on ignore combien, dans ce total de dossiers, portent sur les comptes annuels 2009.
Les informations de la Centrale des bilans seront accessibles au public. Un règlement grand-ducal doit encore en déterminer les conditions d’accès au public et aux administrations ainsi que la tarification applicable.
À la demande de la Chambre de commerce, une période de transition devrait être tolérée pour les petites structures afin de leur permettre de s’adapter aux nouveaux formats pour déposer leur « liasse comptable », ce qui pourrait retarder d’un mois, au 1er février 2012, le lancement opérationnel de la Centrale des bilans. On n’est pas à un mois près et il est d’ailleurs du domaine de l’improbable que des entreprises soumettent leurs comptes annuels 2011 en janvier ou en février, la plupart le faisant au courant du printemps, au plus tôt. Les délais légaux prévoient de toute façon sept mois entre la fin d’un exercice et l’obligation de déposer des comptes pour celui-ci. De plus, le Conseil d’État n’a pas encore avisé les projets de règlements grand-ducaux destinés à compléter le dispositif, préalable à l’entrée en vigueur des textes.
François Biltgen, le ministre de la Justice, prévoit de parfaire le « mécano » en réformant la Commission des normes comptables de manière à lui donner un vrai statut et lui conférer une autonomie (y compris financière) par rapport au ministère de la Justice, dont elle dépend actuellement. La Commission des normes comptables (CNC), qui a planché pendant des années sur un plan comptable normalisé ayant fini par faire consensus chez les opérateurs économiques, devrait ainsi disposer de son propre secrétariat et fonctionner sans être trop à la merci des lobbies, a relevé en substance François Biltgen. Une part des bénéfices engrangés par le Registre de commerce financera le secrétariat, sans d’ailleurs qu’il soit nécessaire d’augmenter la tarification des dépôts. « Les tarifs actuels des dépôts sont largement suffisants au Registre de commerce et des sociétés pour bien fonctionner et prévoir aussi le financement de la CNC », a souligné le ministre de la Justice. « Simplification administrative sans augmentation des prix », a résumé pour sa part son homologue de l’Économie.
Après trente ans d’un parcours chaotique, l’outil est presque en place. Outre la simplification administrative qu’il apportera à tout le monde, les dirigeants du Statec estiment que cette plateforme contribuera à améliorer la qualité des statistiques sur les comptes nationaux et d’éviter de se faire régulièrement taper sur les doigts par les services de la Commission européenne.
Toutes les entreprises de droit luxembourgeois enregistrées chez les notaires ne sont pas en ordre avec la réglementation sur les comptes annuels. Même si la justice a réalisé depuis plus d’une décennie un travail remarquable de nettoyage parmi les sociétés, en envoyant les plus récalcitrantes d’entre elles en liquidation judiciaire, il y en a encore qui échappent totalement à la statistique officielle et négligent leurs obligations déclaratives. « Nous n’avions pas de vue sur le stock d’entreprises actives et la Centrale des bilans nous donnera une meilleure vision », estime Nico Weydert. Du point de vue du Statec, l’harmonisation et la possibilité de récupérer des données de manière structurée, « informatiquement exploitables » et fiables (car soumises à des contrôles arithmétiques et logiques) autoriseront désormais d’aller au-delà de la consultation individuelle et de se faire, par exemple, une idée plus précise du poids d’un secteur d’activité et de comparer les entreprises d’une même branche entre elles, leur ratio d’endettement notamment.
Pour les fournisseurs et partenaires commerciaux, cette vue d’ensemble pourrait s’avérer utile avant d’engager une relation d’affaires. D’ailleurs en France, l’exploitation des bilans est devenue un véritable business qui a donné naissance à une activité commerciale à part entière, plutôt lucrative. Au Luxembourg, le principe de la gratuité de l’information devrait dissuader les initiatives commerciales. Dans une étape ultérieure, la Centrale des bilans devrait livrer (gracieusement), à l’instar de ce qui se fait déjà en France, des dossiers d’analyse financière. Un moyen pour les entreprises de mieux se positionner dans un secteur d’activité donné grâce à la livraison de ratios de liquidité, de solvabilité et de rentabilité.
Le ministre de l’Économie regarde encore plus loin et espère imposer la Centrale des bilans comme une des pièces maîtresses de la prévention des faillites et la guerre que les autorités livrent aux entreprises insolvables jetant des centaines de salariés à la rue, souvent sans les payer, obligeant ainsi l’État, sous pression des syndicats, à mettre la main au pot. Les détecteurs mis en place seront-ils en mesure de cerner de manière systématique les entreprises sans substance ? Pas sûr toutefois que les armes dont les autorités se sont parées soient appropriées. D’abord parce que le dispositif manque de cohésion pour être vraiment redoutable et redouté par les entrepreneurs malveillants, à défaut d’un fichier central interconnectant les différentes administrations, l’un des principaux écueils dans l’affaire étant le secret derrière lequel se retranchent certaines d’entre elles.
Le Parquet, déjà surbooké et en sous-effectif chronique, reste l’autorité pour sanctionner les entreprises en défaut. Le Procureur général d’État a fait récemment une sortie (d’Land du 14.10.11) pour pointer du doigt la mollesse de la lutte contre les récidivistes des faillites et la faiblesse du dispositif réglementaire pour les sanctionner et les empêcher de nuire à l’économie. Comme si cela ne suffisait pas, le ministère des Classes moyennes (d’Land du 21.10.11) vient de se faire recaler suite au recours d’un entrepreneur qui traînait des arriérés de TVA à la suite d’une première faillite : la loi n’autorise pas la ministre, ont dit les juges du tribunal administratif, à conditionner l’apurement de l’ardoise fiscale à la délivrance d’une nouvelle autorisation d’exercice.
Et dans tout ça, le Statec, gérant de la Centrale des bilans, n’a pas vocation à faire le gendarme.