En ces temps de primaires présidentielles aux États-Unis, un article de circonstance aurait pu être consacré aux mérites comparatifs des meilleurs hamburgers du Luxembourg – mais cela n’aurait pas été raisonnable juste avant les excès de carnaval. Un autre sujet intéressant aurait pu être l’analyse d’un avatar local de la culture U.S. : la passion de certains concitoyens pour les grosses cylindrées style Corvette, Ford Mustang ou Camaro, mais le timing est cette fois trop en retard par rapport à l’auto-festival. Ce sera donc, finalement, une référence assez éloignée à l’art de vivre américain avec une exploration de l’avenue John-Fitzgerald Kennedy. Non content d’avoir baptisé, en 1992, la plus grande voie de circulation de la capitale du nom de l’unique Président des États-Unis assassiné dans sa voiture, le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg en a fait, petit à petit, un condensé assez parfait de la vie au Luxembourg. On y retrouve, sur un peu plus de trois kilomètres, tout ce qu’on aime et ce qu’on déteste au Grand-duché. En ces temps où les experts en nation-branding se demandent comment améliorer l’image écornée du pays, l’avenue JFK est, finalement, aussi mal aimée au niveau local que le pays peut l’être au niveau international, malgré ses qualités.
Commençons donc la descente de l’avenue, dans le sens autoroute – ville, et essayons de trouver ce qui se cache sous cette rue tracée au milieu des champs de pommes de terre, il y a maintenant soixante ans. Le passé agricole n’a pas laissé beaucoup de traces visibles et il y a plus de chance de croiser des berlines en leasing ou des engins de chantier que des moissonneuses batteuses. Pour le touriste qui a atterri au Findel et arrive en bus ou taxi dans la capitale, son premier contact avec la Stad sera donc certainement cette avenue tellement large, mais finalement assez hostile aux piétons avec ses six à huit voies de circulations, ses contre-allées, ses longs trottoirs troués de larges carrés d’un mélange de terre et de mulch destiné sans doute autant à souiller les Weston des banquiers qu’à faire pousser un régiment de jeunes arbres alignés comme des soldats au garde à vous. Une modernité construite en cinquante ans, une modernité composée d’un équilibre incertain entre macadam, béton, acier, verre et automobiles. Une modernité qu’il reste encore à achever.
Avant même d’entrer sur l’avenue, on ne peut que remarquer les chantiers : en ce moment, le futur dépôt des trams est bien avancé, et la tour BGL presque terminée. Le rond-point qui marque le début de l’artère est pour le moins monumental, grâce aux 37 tonnes d’acier plantés en son centre par l’américain Richard Serra, il y a déjà vingt ans. Pourtant, ce rond-point est incompréhensible pour les non-initiés, avec son tunnel, son marquage style circuit de formule 1 et les feux destinés, paraît-il, à accélérer le transit. On poursuit avec un P+R, normal pour un pays qui voue une telle relation d’amour/haine aux voitures. Ici, on déteste les bouchons, même si on a deux voitures et qu’on préfère habiter en banlieue plutôt qu’à Hollerich, Beggen ou Bonnevoie. Ensuite, quel que soit le discours officiel sur les atouts cachés de Luxembourg, force est de constater que le nombre d’institutions financières qui se succèdent sur les premiers mètres est révélateur de l’activité première des lieux. L’oseille et le blé ont remplacé les cultures maraîchères… Exception faite du centre commercial et du complexe cinématographique, ouverts tous les deux en 1996, on doit pouvoir atteindre le quorum nécessaire à une assemblé générale de l’ABBL entre les deux premiers feux rouges de l’avenue. Impossible de citer le nom de toutes les banques. La première, Deutsche Bank, ne s’est pourtant installée qu’en 1991. La plus symbolique est peut-être Clearstream, dont le nom est associé à l’un des épisodes peu glorieux de la « place » financière – qui s’étire, en fait de topologie urbaine, plutôt le long de cette avenue.
Dès les premiers immeubles on pourra aussi noter les plus ou moins convaincantes tentatives de donner une dimension humaine à ces constructions disproportionnées en y insérant des sculptures à l’échelle des lieux : une fleur de quatre mètres de diamètre, un homme d’affaires maigrichon haut comme une maison, qui sera peut-être moins triste depuis que trois géants sans visage l’ont rejoint sur le trottoir d’en face, sans compter une cage à oiseaux dans laquelle rentrerait sans peine une dizaine d’autruches. On peut espérer que les bars et restos récemment ouverts attireront quelques personnages en chair et en os en dehors des heures de bureau. Sans ambitionner de devenir un nouveau Clausen (encore heureux), on peut en effet saluer les efforts pour faire vivre le quartier, si ce n’est la nuit, au moins entre 18 et 22 heures, pour ceux qui préfèrent boire un verre avec des collègues avant de rentrer chez eux plutôt que de perdre une heure dans les bouchons avant de se coller devant la télé. Ainsi, on saluera par exemple le Gloss, bar précurseur de la bière hors de prix au grand-duché, récemment suivi par les autres établissements de la capitale (jusqu’à l’Atelier, dont la hausse des tarifs mériterait à elle seule un article).
Mais l’avenue affiche aussi, comme le pays, des ambitions intellectuelles : un centre de recherche, une radio culturelle et un campus universitaire y ont ainsi leur adresse, en attendant que ne sorte de terre la Bibliothèque nationale. Tout cela sans oublier détente et amusement avec la Coque, ouverte en 1982, qui combine dans un curieux mélange un complexe sportif, un restaurant avec une terrasse hors de portée de la circulation, et une salle de concert dont la programmation ferait passer la play-list de RTL pour la pointe de l’actualité musicale. À côté, on aura le plaisir de constater que la végétation ne se résume pas aux friches en attente de permis de construire, avec un agréable parc, doté d’une aire de jeux aussi géniale que les autres de la ville, mais agrémentée, en plus, de terrains de pétanque à proximité et d’un kiosque qui anime à lui tout seul la moindre journée ensoleillée. Enfin, le summum est atteint sur les derniers mètres, à l’approche de la vallée de l’Alzette avec les tours des institutions européennes, dont le premier gratte-ciel du pays, construit dès 1962, littéralement au milieu de nulle part, est à lui seul une profession de foi. À Manhattan ou à la City, on a construit des tours parce qu’on n’avait pas la place de faire autrement. À Luxembourg, à peine dix ans après les premiers traités, on a construit cette tour au milieu des champs, en se disant que tout cela allait bien se remplir un jour…
Pour terminer en fanfare, si l’on peut dire, avant de quitter l’avenue pour le pont rouge qui fêtera ses cinquante ans le 24 octobre prochain, on admirera la très réussie Philharmonie, malgré la Mercedes garée depuis plusieurs mois devant l’entrée, encore plus énervante que les gens qui toussent toutes les cinq minutes pendant les concerts. Il faut croire que la musique d’un V8 vaut bien un concerto de Mozart.