Lors de la parution du dernier recueil d’Anise Koltz, L’Ailleurs des mots, en 2008, recueil qui a valu le prix Servais à son auteure, certains se sont demandés s’il s’agissait là d’un chant du cygne. Mais la grande dame de la poésie luxembourgeoise a encore de la verve. Elle vient de publier, aux éditions Phi, un nouveau recueil, s’intitulant La Muraille de l’alphabet.
Ce nouveau livre s’inscrit sans doute dans une continuation du précédent. Nous retrouvons non seulement cette simplicité efficace et tranchante de son écriture, ces poèmes brefs et fulgurants, mais également cette même dualité, cette même ambiguïté entre différents tons par exemple, haineux et affectueux, tumultueux et calme, blasphématoire et mystifiant, venimeux et enjoué, désenchanté et enfantin. De même, nous retrouvons certains sujets de prédilection : le souci des mots et du langage qu’il faut parfois traverser comme on traverse une muraille (« Le langage travestit/ la réalité/ Les mots ne couvrent pas/ les objets » ; « Traversant/ la muraille de l’alphabet/ je suis seule/ à déchiffrer les poèmes/ que la lune/ a écrit dans le ciel) ; le refus d’une quelconque tutelle cléricale (« N’accepte pas l’esclavage du ciel ») et la méfiance envers non seulement tout dogme, mais également toutes les histoires que les religions ne cessent d’inculquer (« J’ai donc réenterré/ le Christ ressuscité/ après le 4e jour/ L’éternité étant l’enfer »).
Mais il y a aussi – aspect de plus radical, frappant, intransigeant de la poésie d’Anise Koltz – la hargne, l’indignation contre une société détestable : « Ma poésie appartient/ à la guérilla du langage/ J’aiguise chaque mot/ avant de l’intégrer/ dans mes poèmes/ qu’il devienne pierre/ que je lance/ contre la société pourrie/ Oui – je fais partie/ de l’intifada ». La violence et le caractère antisocial, voire le lexique anti-occidental, d’une telle poésie ne peut que faire sourire quand on pense avec quelle hypocrisie certains hommes politiques ont fait la cour à la poétesse récemment.
Cependant tout n’est pas lutte et militantisme chez Anise Koltz. Comme chez un autre de nos poètes francophones, Lambert Schlechter, une fatigue, une résignation se lit dans nombre de ses textes, tantôt calme et lucide (« Je me laisse porter/ par le vent/ où je demeure immobile/ sous le poids du soleil/ m’habituant à la dalle/ qui me recouvrira »), tantôt exténuée et inconciliable (« Mon corps se désagrège/ ma mémoire s’effrite/ ma parole caille/ comme le lait/ je deviens/ de plus en plus irréelle/ pour moi et les autres »). La mort est une vieille compagne, elle est omniprésente : « La mort/ ne s’épuise pas/ dans la mort ». Par conséquent, c’est la monumentale futilité, voire hostilité, de la création qui est mise en avant : la lune est tyrannique, le vent s’acharne contre les enfants, la mort guette à tous les coins. « Tout ce qui vit/ est voué à la mort ».
Et si, en effet, dans L’Ailleurs des mots, la poésie offrait une sorte de rédemption, et que le chant du cygne n’avait donc pas lieu, ce dernier recueil s’arrête sur une note beaucoup plus sombre : une fois tous les comptes réglés, la poétesse dit : « Je pars/ emportant le lieu/ et le temps/ la parole/ et l’écho ». Il ne subsistera donc rien ? Quelques pages plus tôt, Anise Koltz écrit : « Je peins mon ombre/ par terre/ contre murs et cloisons/ délimitant mon territoire/ par ces peintures obscures/ vestiges d’un autre temps ». N’est-ce pas ainsi qu’on dit que la peinture a été inventée ? Pour retenir l’ombre de celui qui s’en va ? Pour avoir une trace de celui qui ne sera peut-être bientôt plus ?
Mais avant de conclure un peu rapidement au testament signée, et de penser déjà à la construction d’un mausolée, apprécions, savourons – ne serait-ce que quelques instants, car le recueil se lit d’un trait – la lecture d’une poésie qui n’a rien perdu de son énergie, de son tonos, de son enthousiasmos, c’est-à-dire de son inspiration.