Un article du magazine New Yorker consacré à un jeune web-entrepreneur de Chicago, Emerson Spartz, jette une lumière crue sur l’émergence ces dernières années de ces liens conçus comme des « clickbaits » irrésistibles qui fleurissent sur les réseaux sociaux, principalement sur Facebook. Le format typique de ces appâts est une photo couplée à un titre, le tout suggérant une information choquante, exclusive, surprenante, bref à ne rater sous aucun prétexte. Les pionniers de ces appâts en ligne ont été Buzzfeed et Upworthy, ce dernier ayant fait un tabac avec la fameuse légende racoleuse « vous n’allez pas croire ce qui s’est passé ensuite », conçue pour mettre tout internaute normalement constitué au défi de résister à l’envie de cliquer.
L’article du New Yorker, intitulé « The Virologist » et sous-titré « Comment un jeune entrepreneur a bâti un empire en repackageant des memes », présente Emerson Spartz comme le « roi du clickbait ». Agé de 27 ans, Spartz dirige un ensemble de sites web qui génèrent ensemble quelque soixante millions de pages vues par mois et un flux non négligeable de revenus publicitaires, chacune des pages de ces sites exhibant en moyenne une dizaine de publicités. Ce que proposent ces sites, ce sont des « memes » recyclés suivant des méthodes sophistiquées afin de maximiser leur effet. Ainsi, les sites de Spartz – le dernier en date s’appelle « dose.com », pour « your daily dose of amazing » – testent en temps réel l’impact sur les réseaux sociaux de titres formulés de façons différentes, pour mettre ensuite en avant sur les différentes plateformes ceux qui « scorent » le mieux.
Spartz se voit comme un spécialiste de la « viralité » : un expert dans l’art de détecter, de réagencer et de diffuser ces « memes » susceptibles d’avoir un succès viral sur les réseaux. Dans ce schéma, la notion d’information n’est pas prépondérante : il s’agit d’exciter la curiosité par tous les moyens, de la séduction (animaux domestiques, pin-ups) à la répulsion (situations sordides, dangereuses ou embarrassantes). Sur dose.com, qui s’appelait il y a quelques semaines encore brainwreck.com, un post bien en vue montre une femme avec un pistolet dirigé sur son oeil, au-dessus de la légende « 33 photos de gens prises juste avant qu’ils ne meurent. La numéro 10 vient de mes cauchemars ». Les « memes » ne sont pas vérifiés, on s’en doute, et pas nécessairement récents: les posts sont priorisés en fonction de leur succès. Même si Spartz emploie des « producteurs de contenu », cela ne signifie pas nécessairement que ses sites proposent des contenus originaux. Il s’agit fréquemment de recyclages, d’autres sites et même dans certains cas de pillages purs et simples, avec une politique peu transparente d’attribution.
Le portrait que le magazine brosse de Spartz n’est pas flatteur : il est présenté comme emballant son activité dans un discours passablement fumeux, bien rodé mais limité, sur sa volonté de « changer le monde ». Sans ambages, Spartz raconte que ses employés ont souvent renoncé à faire eux-mêmes des recherches en ligne de quelques minutes pour générer des contenus, ayant constaté que ceux-ci ne marchent pas nécessairement mieux que les « memes » glanés à droite à gauche sur le Web et reproduits tels quels. Le talon d’Achille de toute cette activité, reconnaît-il, c’est qu’en théorie, Facebook peut décider à tout moment de ne plus tolérer ses contenus colportés en quantités industrielles sur les timelines de ses utilisateurs.
Ces « memes » sont volontiers repris par des sites plus classiques d’information en ligne, qui ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de générer des revenus publicitaires. On voit ainsi émerger un modèle d’affaires d’agrégateurs spécialisés dans le « gap de curiosité ». Dans l’esprit de Spartz, ce modèle va jusqu’à mettre en question le modèle traditionnel du journalisme, en lui substituant un modus operandi dans lequel, à l’instar des publicités en ligne qui sont de plus en plus sélectionnées sur mesure pour chaque internaute, le contenu servi à chaque intervenant en ligne sera lui aussi à chaque fois davantage « customisé ». Un tour sur dose.com suffit toutefois à rendre cette perspective très peu engageante...