Il y a plus dans le dernier livre de Josée Hansen que son sous-titre ne le suggère. Il s’agit bien de la chronique d’une année. Tenue par un témoin privilégié, du fait de sa position professionnelle — rédactrice et critique au Lëtzebuerger Land — et de sa familiarité personnelle avec l’artiste, cette chronique resitue pas à pas les étapes du processus de réalisation — candidature, sélection, réalisation, installation, vernissage — de l’œuvre chargée de représenter le Luxembourg à la biennale de Venise de 2015, Paradiso Lussemburgo de Filip Markiewicz. Mais, tout en conservant le registre du journal de bord, le livre va bien au-delà de ce compte rendu d’un événement majeur pour le monde de l’art contemporain luxembourgeois. En lui associant six portraits d’artistes et couples d’artistes luxembourgeois de renom, et cinq notes critiques — des « essais » — sur les acteurs de l’art contemporain au Luxembourg qu’elle fréquente régulièrement, Josée Hansen donne à son ouvrage la portée d’une enquête ethnographique sur ce monde.
C’est ce qui confère au titre de l’ouvrage, Piccolo Mondo, une valeur sémantique particulière. Titre de la discothèque dans laquelle les invités luxembourgeois au vernissage de l’œuvre de Filip Markiewicz ont célébré l’événement, comme le lecteur l’apprendra rapidement, il signale la posture revendiquée par l’auteure du livre à l’égard des personnes dont elle restitue les actes et paroles, celle de la « proximité distante », selon la formule célèbre de Georg Simmel, qui caractérise le discours de l’ethnologue. Le titre résume, de façon frappante, la distance que l’auteure, qui fait partie de ceux qui dansaient dans cette discothèque, instaure avec le monde de l’art contemporain luxembourgeois, en même temps que son implication personnelle dans son fonctionnement et, dans une certaine mesure, dans ses dérives. Le titre fait ainsi communiquer la tradition littéraire européenne, l’ironie du moraliste qui se moque des travers de la Cour, et la tradition sociologique américaine, l’application par les premiers sociologues de Chicago de la démarche ethnologique à l’observation de la culture urbaine, l’immersion de l’enquêteur dans le « monde » que constitue pour les adolescents d’un quartier leur « bande » (gang) pour mieux comprendre le sens de leur investissement et de leur attachement à cette bande.
Même si Josée Hansen ne s’y réfère pas explicitement — son modèle, revendiqué, est le livre récent de Sarah Thornton, Seven Days in the Art World, qui a connu un grand succès dans le monde anglo-saxon —, son projet trouve sa justification intellectuelle dans l’ouvrage, aujourd’hui très prisé en France, du sociologue Howard Becker, lui-même formé à Chicago, sur « Les mondes de l’art » (Art Worlds), qui constitue l’aboutissement de cette tradition aujourd’hui dite de « l’école de Chicago ». On peut même dire qu’elle contribue, par son ironie, à redonner sa valeur critique à cet ouvrage, plus mobilisé aujourd’hui, en France notamment, pour défendre et promouvoir l’art contemporain et ses professionnels que pour interroger, comme elle le fait, les problèmes de justesse et de justice que pose le fait de vivre de l’art contemporain au Luxembourg. De ce fait, son témoignage intéresse particulièrement au-delà du Luxembourg, le lecteur français, l’institutionnalisation de l’art contemporain qu’observe et qu’interroge Josée Hansen ayant été largement inspirée par la politique culturelle de l’État français et mise en œuvre, souvent, avec l’aide d’experts français apportant leur expérience de critique, de curateur ou de directeur de centre d’art contemporain. Sa reconstitution de ce processus d’institutionnalisation et son identification des tensions et des dilemmes, voire des impasses, auxquelles il conduit, dans une période de fort désengagement de l’État luxembourgeois et de réduction des subventions publiques apportent un éclairage, au-delà des frontières luxembourgeoises, sur les limites de la politique de l’État-Culturel français en matière d’arts plastiques et sur la faible reconnaissance internationale de l’art contemporain français, malgré les satisfecit que ne cessent de s’adresser ses institutions publiques et ses professionnels.
Il reste qu’il s’agit d’un essai journalistique, non d’une leçon de sociologie de l’art contemporain ni d’un article scientifique. Le souci d’intéresser un lecteur non concerné par l’art contemporain, de nouer sa curiosité en le rapprochant des personnes qui en vivent ou qui le font vivre, en lui montrant comment les choses se font, rend sa lecture aisée et plaisante, la première partie permettant à ce lecteur profane de découvrir, par le biais de la reconstitution chronologique des différentes phases de la réalisation par Filip Markiewiz de son œuvre, le cadre de l’expérience spécifique que constitue l’art contemporain. Josée Hansen installe progressivement ce cadre cognitif en tissant souvenirs, fragments de conversations téléphoniques, réflexions personnelles, précisions historiques, cartes de visite, paroles de l’artiste, présentations de ses œuvres antérieures, description de procédures administratives, résumé du projet, photographies, narration de petites scène significatives, extraits d’articles de journaux, etc. De telle sorte que le lecteur éprouve le sentiment, au fur et à mesure de la lecture de la première partie, tout en assistant à l’éclaircissement progressif par l’artiste Filip Markiewicz du contenu de son projet, de comprendre lui-même de mieux en mieux tout à la fois ce que fait l’art contemporain et ce qui fait la qualité de l’artiste contemporain.
Cette compétence cognitive acquise, le lecteur profane est pour ainsi dire mûr pour la deuxième partie. Elle lui permet d’approfondir sa familiarité avec le monde de l’art contemporain en examinant, par le biais de la forme littéraire du portrait, six carrières d’artistes luxembourgeois de renom, travaillant seul ou en duo. Comme dans la première partie, le lecteur s’approprie indirectement, de façon vivante, par le biais de ces rencontres de Josée Hansen avec des personnalités artistiques, l’histoire de l’introduction de l’art contemporain au Luxembourg et la reconnaissance internationale d’une « école » — au sens d’artistes revendiquant un genre de productions plastiques —, luxembourgeoise d’art contemporain, à travers notamment l’institutionnalisation de la participation du Luxembourg à la Biennale de Venise.
La troisième partie, enfin, convie ce lecteur à réfléchir, avec Josée Hansen, au devenir de l’art contemporain au Luxembourg, en le confrontant aux paroles et aux gestes des acteurs individuels — conservateurs, curateurs, critiques, galeristes, directeurs d’institutions muséales, collectionneurs, mécènes, enseignants — et des acteurs collectifs — ministère de la Culture, banques, conseil d’administration, etc. — , qui font vivre, mais aussi, pour la plupart d’entre eux, qui vivent de l’art contemporain. Elle s’y exprime en son nom propre, tout à la fois en tant que journaliste et en tant que curatrice, en intégrant ses critiques au recueil d’opinions, de commentaires, d’avis, d’analyses, de jugements qu’elle constitue en sollicitant l’expertise de ces acteurs sur les problèmes qui gênent le développement de l’art contemporain au Luxembourg, voire menacent sa pérennisation.
Les constats négatifs sont nombreux. Du côté des institutions, au-delà du problème fondamental que constituent les restrictions budgétaires, une politique culturelle privilégiant le « nation branding », l’opacité de certains dispositifs de financement public (notamment le un pour cent) un conseil d’administration (celui du Mudam) privilégiant la rentabilité culturelle aux dépens du risque artistique, la possibilité de fermeture d’une structure pour éviter les doublons, etc. Du côté des artistes, le provincialisme, la médiocrité favorisée par le marché des subventions publiques, l’absence d’offre de formation universitaire, l’impossibilité pour la plupart des artistes contemporains luxembourgeois de vivre au Luxembourg, etc. Du côté des œuvres, la fermeture de certaines galeries, la rareté des acheteurs luxembourgeois, la baisse du sponsoring et du mécénat due à la crise de 2008. Mais cette troisième partie explore aussi les perspectives d’avenir, les projets artistiques financés par Belval, les formules innovantes, initiatives artistiques ou communales, etc.
Là encore, il est difficile de ramener à un exposé académique ce qui prend la forme du discours à bâtons rompus, combinant références au passé, portraits, conversations, précisions historiques, d’un témoin très bien informé, au jugement tranchant, mais aussi souvent plein d’humour. Un apport intéressant de cette troisième partie est, en même temps que la découverte d’autres personnalités artistiques, la place qu’elle redonne à des artistes luxembourgeois qui n’opèrent pas dans le cadre institutionnel de l’art contemporain. Par ce biais, c’est, au-delà du monde de l’art contemporain, l’espace public de la culture luxembourgeoise, des débats suscités par les artistes professionnels, de leur action pour faire reconnaître leur cause auprès du gouvernement qui prend vie sous nos yeux.
Il y a bien des qualités dans cet essai de Josée Hansen. Pour commencer, le courage politique d’« en parler », de rompre avec le cynisme d’une élite politique et d’un monde des affaires luxembourgeois qui continuent à tirer profit sans états d’âme, de Clearstream aux Luxleaks, du paradis fiscal qu’est le Luxembourg et la prudence —Pierre Bourdieu aurait parlé de « l’intérêt bien compris » — de la classe intellectuelle locale qui évite de parler en public d’un statut qui lui garantit le niveau de vie le plus élevé d’Europe. Difficile de ne pas y reconnaître le secret de la prospérité, via les financements publics et le mécénat des grandes banques, des sociétés et des fonds d’investissement soucieux de maximisation fiscale, des institutions d’art contemporain du Luxembourg et la visibilité internationale de certains artistes luxembourgeois. Tout comme l’œuvre de Filip Markiewicz, et sa célébration ironique du Paradiso Lussemburgo, dont il est, aussi, le bénéficiaire, la libre parole de Josée Hansen fait honneur incontestablement au Luxembourg. Cette libre parole citoyenne, exigeante, n’est pas pour autant intransigeante, ce qui fait l’autre qualité notable de l’essai de Josée Hansen, son respect des personnes dont elle parle, son attention à ne pas réduire comme le ferait une certaine sociologie critique, les gestes et les paroles des individus côtoyés, à la seule recherche d’un profit matériel ou symbolique, à la conquête ou la défense d’une position établie. En même temps que son amour pour l’art contemporain, un souci de compréhension, voire une certaine tendresse s’y manifeste, y compris vis-à-vis de ceux qui l’irritent ou lui déplaisent, ce qui est une autre manière d’entendre le titre de l’ouvrage, le « petit monde », le monde rendu habitable, tel celui de Don Camillo, par la capacité de chacun de ne pas s’enfermer dans ses convictions et d’agir avec l’autre pour changer ce qui peut, et donc qui doit, être changé. L’essai de Josée Hansen représente incontestablement un plaidoyer pour ce type de monde de l’art contemporain.
La seule réserve que soulève ce plaidoyer ne réside pas dans ce souci de compréhension. Il réside plutôt dans la vision de l’art contemporain luxembourgeois qu’il entend défendre et promouvoir. Cette vision de l’art contemporain semble en faire le privilège exclusif des institutions publiques, alors même qu’elle rappelle et l’importance de la question de la qualité artistique et l’instrument de mesure de la qualité que constitue le marché. Josée Hansen paraît succomber parfois à ce qu’on peut appeler le « mal français », au modèle donné par « l’État-culturel » et sa « politique du chef-d’œuvre ». Cette chimère, tout aussi attirante pour l’élite intellectuelle française que les « ors de la République » pour l’élite politique, qui conjugue l’admiration du « grand art » du monarque absolutiste avec le respect de la « grande école » républicaine, a eu le mérite certes de créer des emplois et d’enrichir l’offre culturelle dans les régions, en proposant un nouveau type de sortie culturelle aux nouvelles classes moyennes. C’est cette capacité incontestable d’une animation artistique de qualité à attirer et à fixer une population intellectuelle dont les compétences sont des ressources stratégiques pour les villes moyennes, c’est cet élargissement du marché des loisirs, bien plus que la production d’artistes de qualité, qu’on peut mettre au crédit de cette politique. Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement ?
Comment réduire l’incertitude de l’œuvre d’art, dès lors que cette incertitude est constitutive de cette qualité artistique ? C’est que l’art, comme le rappellent humblement beaucoup des artistes rencontrés, en tant que bien d’expérience, ne se réduit pas à ce que fait l’artiste, pas plus qu’il ne sert à faire des artistes. Le monde social et professionnel qu’ils génèrent ne nous importe, en fait, que parce qu’ils nous permettent, dans un monde plein de bruit et de fureur, d’en rêver un autre.