Lorsque Jacques Schneider s’est endimanché, a mis son plus beau nœud papillon, il profite de l’occasion pour prendre un selfie dans l’ascenseur et le poster sur son profil Facebook. Quoi que Jacques Schneider fasse, il le poste sur son profil Facebook. Normal, il a à peine trente ans, il est de sa génération, il est dans son temps. Or, au-delà d’être un jeune citoyen lambda affichant béatement sa joie de vivre, Jacques Schneider a aussi décrété qu’il était artiste. Parce qu’il y avait déjà des photographes dans la famille. Mais attention, il n’est pas un de ces artistes critiques qui gardent une certaine distance par rapport au pouvoir, le remettent même parfois en question. Non, Jacques Schneider est un véritable patriote, un royaliste de la vieille école même, soutenant le pouvoir politique en place, un peu opportuniste, un peu hipster – et une « belle personne » en plus.
« Jacques is the most warm-hearted person I have had the pleasure to meet in recent years », écrit par exemple la secrétaire générale de Luxembourg for business, Carole Tompers, en quatrième de couverture du catalogue de son exposition « Luxembourg ! » (important, le point d’exclamation emphatique), organisée pour le soixantième anniversaire du grand-duc Henri (!) à la galerie l’Indépendance de la Bil, route d’Esch. Et le président du comité de direction de la banque, Hugues Delcourt, de déclarer dans sa préface tout le plaisir de la banque « d’accueillir un créatif qui a fait de l’attachement au Luxembourg sa marque personnelle ». Jacques Schneider n’a pas besoin d’une contextualisation de son travail artistique par un texte scientifique de la plume d’un historien d’art, ses œuvres sont immédiatement accessibles au grand public.
Parce qu’il célèbre le grand-duché, sa monarchie, sa nature, ses châteaux, même ses friches industrielles s’il le faut. Il prend des photos, non, des clichés sur place, des images comme on en trouve dans toutes les brochures touristiques – avec une Leica, précise Hugues Delcourt –, puis fait des gribouillages à la serpillère dessus. Un trait orange par-ci, un peu de bleu ou de jaune par-là, selon l’ambiance. C’est pour ces gribouillages qu’il s’est donné le pseudonyme Kritzel. C’est la petite touche de folie que le grand public attend des créatifs si anticonformistes, si libres. Ces toiles exécutées en moins d’une demi-heure, il y en a une soixantaine exposées route d’Esch, il les vend assez chères (sauf le portrait du grand-duc, réservé pour une collection privée), pour 3 200 euros pièce.
Tout cela prêterait à sourire, tout au plus à un hochement de tête, nous sommes dans une démocratie, depuis Gramsci, tout le monde est intellectuel, depuis Duchamp, tout est art, depuis Beuys, tout le monde est artiste et depuis Andy Warhol, tout le monde aura son quart d’heure de gloire. Jacques Schneider a bien le droit d’aimer le grand-duc, le grand-duché et sa nature. Ce serait exposé dans le mall d’un centre commercial ou sur les murs jaunis d’un vieux café, il n’y aurait aucun problème. Mais Jacques Schneider est devenu, en l’espace de trois ans, l’artiste officiel du Luxembourg, montré à toutes les occasions, et c’est là que le problème commence. Si le nation branding c’est ça, si c’est l’esthétique que défend le gouvernement Bettel/ Schneider/ Braz, les quarante dernières années de politiques et d’investissements culturels étaient superflus.
« Une politique culturelle du beau, de l’agréable, de l’harmonie, de l’esthétique et de l’enracinement », serait la ligne culturelle du Front national, écrivait l’élu FN en Auvergne-Rhône-Alpes Christophe Boudot en novembre aux enseignants d’écoles d’art. Et c’est exactement l’idéologie que transpirent les œuvres de Jacques Schneider. Non pas qu’il soit forcément FN dans l’âme, mais c’est une posture, une définition primitive de l’art.
En ce moment au Marché de Noël à Strasbourg, où le Luxembourg est l’invité d’honneur avec un grand « village grand-ducal », Jacques Schneider a installé une « skyline » dans une sorte de cylindre, qui reprend « les beautés du Luxembourg » se vante la page FB officielle de l’événement, où l’on voit la secrétaire d’État Francine Closener (LSAP) admirer les clichés de Kritzel. En été, il a exposé ses œuvres de la série Luxembourg, le pays de mon cœur à la Maison du grand-duché à Bruxelles et à l’ambassade luxembourgeoise à Tokyo, dans le cadre de la Présidence, et la Poste l’a retenu pour créer des timbres de fin d’année. En 2014, ses œuvres furent accrochées dans les aéroports d’Istanbul ou d’Izmir pour accueillir les voyageurs des nouveaux vols Luxembourg-Turquie ; il retint une sélection de 250 (!) toiles pour son exposition D’Léift vum Liewen (à ne pas confondre avec D’Waasser vum Liewen) à la galerie Beim Engel à Luxembourg en 2013, la Ville de Luxembourg a même acheté une de ses toiles, Knuedler Orange et Bleu, désormais accrochée dans son bâtiment et le Luxemburger Wort lui consacra un portrait photographique dans lequel il dévoila son « petit monde merveilleux ». Ses œuvres sont vendues au Luxembourg House et il est de tous les événements mondains, y compris lors du récent So klingt Luxemburg devant le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble à Berlin. Stooooop !
Le Luxembourg a désormais ses musées, ses professionnels, ses galeries, même une foire d’art et des artistes de haut niveau pouvant gagner un Lion d’or à Venise, être cités dans les magazines et livres professionnels internationaux ou achetés par le Moma. Le recours à un amateur éclairé, qui gribouille des « Kussi ! » et des « Vive eise grand-duc ! » dans son catalogue et sur les murs de ses installations est une preuve d’une approche culturelle régressive et frileuse, qui mise sur ce qu’elle pense être le goût de la majorité silencieuse. Pour savoir qui choisir pour représenter le Luxembourg, les ministères de l’Économie, du Tourisme ou des Affaires étrangères ne passent plus par la caution et la compétence des institutions muséales, mais se fient à leur propre jugement, à leurs propres sympathies. Voilà une politique officielle inquiétante, qui abhorre les intellectuels et les érudits s’émerveillant « devant deux points rouges sur une toile », comme les a récemment moqués Marion Maréchal Le Pen.