Il a 75 ans, on s’attendait à une rétrospective, genre « La vie et l’œuvre de Marc-Henri Reckinger en trente tableaux ». Mais c’était sans compter sur l’activisme – dans tous les sens du terme – du peintre hyperréaliste : Invité par Danielle Igniti à présenter une exposition personnelle au centre d’art Dominique Lang à Dudelange, il y expose 24 nouvelles œuvres, toutes peintes ces quatre dernières années. Reckinger vient de la gauche, voire de l’extrême-gauche, et il n’en a jamais trahi ni les idéaux ni les codes. À Dudelange, il accuse, avec de grandes toiles figuratives au réalisme socialiste la « Civilisation – Progrès – Modernité » prenant la forme de robots extraterrestres qui roulent en grosse voiture tout-terrain sur les cadavres du peuple, sous le regard bienveillant de Christine Lagarde. On y voit des foules nombreuses de réfugiés africains débarquant sur les côtes de l’Europe, leurs enfants sur les bras et une chèvre en laisse. On y retrouve aussi ses héros, Picasso, Frieda Kahlo et Diego Riviera, Daumier, Che Guevara, Lénine, Marx ou Gramsci. Et on y voit le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et son ministre de la Défense, Etienne Schneider (LSAP), défilant fièrement devant cet airbus A400M, que le Luxembourg finance avec la Belgique – un Jean Asselborn (LSAP), ministre des Affaires étrangères minuscule en arrière-plan avec une pancarte « Peace » faisant figure de clown dans un si beau défilé de va-t-en-guerre.
Ses tableaux s’appellent Le fascisme ne passera pas !, Nouvel esclavage ou La bombe de l’apocalypse et ils sont des accusations assez primaires de tout ce qui, à ses yeux, ne va pas dans ce monde : les inégalités sociales criantes, la cruauté des conditions de migration, le cynisme des dirigeants politiques (Mario Draghi, Jean-Claude Juncker, Christine Lagarde encore une fois), les nouvelles méthodes de guerre – comme si, en cinquante ans de militance artistique, très peu de choses avaient finalement changé.
Claudia Passeri est de 37 ans la cadette de Reckinger. Elle est aussi engagée à l’extrême-gauche mais a une pratique artistique plus contemporaine, plus conceptuelle aussi. Or, elle tisse comme un lien avec Reckinger en commençant son travail sur une imagerie communiste, celle de la sculpture L’allégorie de l’artisanat d’Albert Kratzenberg, installée dans le parc de la galerie Nei Liicht. Fascinée par la représentation idéalisée de la figure de l’ouvrier dans cette œuvre autant que par son périple (la sculpture avait été envoyée par le Luxembourg à l’exposition universelle à New York en 1939, dont elle est revenue, malgré la guerre), Claudia Passeri a commencé à travailler sur sa forme et sur son contenu. L’homme au marteau est un portrait en gros plan de cet ouvrier impassible, les visiteurs peuvent emporter l’image imprimée en affiche, à la manière d’un Félix González-Torres.
Qui sont les exploités aujourd’hui ? Qui sont ceux dont le capital exploite toujours la force de travail ? Les cols blancs, dit Claudia Passeri, ont chassé les cols bleus, mais derrière une image tout aussi idéalisée d’employés heureux se cache la même misère d’une pression hyper-productiviste. La série Landscape 1-5 est une suite de photos d’aisselles trempées de sueur de chemises blanches, une image par jour. Abstraite et minimaliste, elle ne se lit qu’au deuxième regard. Mais le plus beau travail de l’exposition est la collaboration de Claudia Passeri avec Pietro Gaglianò, qui a écrit un texte poétique sur la politique du temps – temps de travail, temps qui passe, temps de guerre, temps élastique... – décliné en une impression sur affiche et une installation sonore qu’on peut entendre résonner dans trois salles. « You will never have our time ! » crie la voix à un moment donné, comme une résistance ultime au capitalisme. Et tout est dit.