Alors que la Luxembourg Art Week battait son plein à la Halle Victor Hugo, le Mudam proposait en parallèle le week-end dernier un cycle de performances audacieux et pointu articulé autour du travail de Trajal Harrell, chorégraphe d’envergure internationale qui a fait de la combinaison entre danse contemporaine et d’autres styles beaucoup moins représentés une de ses spécialités. Tout au long des deux journées, Harrell et sa troupe ont ainsi occupé l’espace du musée par le mouvement et la poésie gestuelle dans The conspiracy of performances et ses huit performances très en adéquation avec les lieux et les expositions en cours...
Harrell a connu le succès critique grâce à Twenty looks or Paris is burning at the Judson Church, une série de travaux faisant entre autres appel à la tradition du voguing, scène qui a émergé dans les communautés LGBT noires et latinos ostracisées dans le Harlem des années 1980 et amenée sous les projecteurs grâce au documentaire culte Paris is burning. Cependant, l’ensemble qu’il présente au Mudam allie, lui, la base contemporaine du travail de l’artiste à une toute autre tradition, tout aussi confidentielle : celle de Tatsumi Hijikata et du Butoh, danse japonaise que Hijikata a fondée dans la confusion nippone d’après-guerre d’un besoin d’exprimer par le corps les problématiques nouvelles que les danses séculaires telles que le No ou le Kabuki semblaient incapables d’incorporer.
De ce mariage sont nées trois des performances du cycle en question : tout d’abord Ghost trio, qui s’inscrit dans une rencontre fictive entre Hijikata et le chorégraphe français Dominique Bagouet, figure incontournable de la nouvelle danse française. Interprétée en alternance par Harrell, Thibault Lac, Oisin Caoimhe Shawn, Songhay Toldon et Ondrej Vidlar dans le Grand Hall, la performance s’inscrit parfaitement dans l’approche minimaliste du chorégraphe qui s’est concentré ici sur la fluidité et « la danse pure, sans autre référence que la danse elle-même ». Empreint d’une légèreté hypnotique, Ghost trio a trouvé de plus au Mudam un miroir symbolique particulièrement pertinent dans The water tree de Susumu Shingu, chaque isolation et intrication gestuelle se reflétant de manière presque naturelle dans celles de la fontaine magistrale. Autre décor dans le Foyer pour Odori, the shit !, seconde œuvre inspirée du Butoh et créée spécifiquement pour les espaces muséaux lors de la résidence de Trajal Harrell au MoMA de New York en 2015. Fédérant des thématiques qui lui sont chères, telles que le genre, l’identité ou l’Histoire, cette performance en duo a été voulue comme un haïku par Harrell, un instant suspendu dans un jardin japonais où les corps en mouvement remplacent les mots... Le temps semble en effet étiré, jusque dans les dernières secondes lors desquelles les danseurs s’éloignent furtivement entre les énormes pneus sculptés – dernières reliques – de Wim Delvoye, qui contrastent de fait fort bien avec l’allure vaporeuse des performeurs. À noter que « The shit ! » est ici à prendre au sens urbain de « spectaculaire » plutôt que dans sa traduction littérale...
Quant à la performance Okidoki, elle constitue sans doute le temps fort de ce parcours chorégraphique et semble synthétiser parfaitement l’alliance entre les différentes inspirations de Trajal Harrell : émotions à fleur de peau dans sa partie contemporaine, virtuosité du Butoh et fierceness des runways voguing. Avec ce nouveau travail présenté pour la première fois cette année, le danseur-chorégraphe retourne aux signatures de ses premiers solos tout en poussant toujours plus loin sa recherche corporelle sur le mouvement, le glamour ou encore la régénération vertueuse du passé dans un moment fort lors duquel il accroche le regard, l’attention et le désir, se mutant pendant près de dix minutes en une créature aussi apeurée qu’inarrêtable sur la passerelle du Mudam...
Enfin, une collaboration entre Harell et Sarah Sze, The untitles still life collection II était également présentée, mettant en relation l’occupation de l’espace par le mouvement du premier à celle par l’objet – le fil plus précisément – de l’artiste américaine dont une des œuvres occupe le Pavillon Henry J & Erna D, cadre tout désigné pour la performance The line 2, qui lie par le fil et par la bouche les deux interprètes. Mais c’est clairement l’excellence de Songhay Toldon dans The necklace, aux abords de la fontaine de Shingu qui a constitué l’instant le plus poétique de cette collaboration.
Dans cette version élaborée spécifiquement pour sa présentation au Mudam, The conspiracy of performances, organisée par Anna Loporcaro et Vincent Crapon, a ravi, a interpellé, a ébahi. Amateurs et connaisseurs. Petits et grands. Et c’est a priori ce qu’on attend d’un établissement de ce calibre à Luxembourg.