À quelques kilomètres de Strasbourg se trouve l’incroyable Musée Unterlinden de Colmar. L’institution alsacienne est connue dans le monde entier pour abriter le Retable d’Issenheim, le chef-d’œuvre peint par Matthias Grünewald au début du XVIe siècle. Ses trois immenses panneaux déploient les principales stations de la vie du Christ, dans une facture expressive inédite pour l’époque. Telle une carcasse de viande putréfiée, le corps du crucifié est recouvert de tâches lugubres, promis à une décomposition certaine. On est là aux antipodes de l’idéalisation à laquelle cédaient les peintres italiens de la Renaissance. Au lieu de sublimer la mort, les peintres du Nord accuseront l’expression pathétique et humaine de celui qui agonise sur la croix. Une représentation « réaliste » à laquelle pouvaient s’identifier les fidèles qui espéraient guérir en sa présence de l’ergotisme – cette maladie appelée « feu sacré » (ignis sacer) causée par l’ingestion d’ergot de seigle contaminé. Sous le patronage hospitalier de saint Antoine, le Retable de Grünewald était doté d’une fonction thérapeutique.
Autour de ce chef-d’œuvre de l’art rhénan, l’institution alsacienne a développé une programmation audacieuse et résolument contemporaine. Après Otto Dix l’année dernière, c’est au tour de Georg Baselitz de faire l’objet d’une importante exposition. Son titre, Corpus Baselitz, renvoie tant à l’œuvre peint qu’au corps de l’artiste éprouvé par le temps. Né en 1938 dans un village de Saxe dont il a pris le nom (Deutschbaselitz), l’artiste médite, à l’approche de la mort, sur lui-même. Une individualité revendiquée par l’artiste : « L’important est que je me suis de plus en plus isolé dans ma peinture. Je me suis de plus en plus replongé en moi-même pour en tirer tout ce que je fais. Je vis avec d’anciens catalogues, avec de vieilles photos et ne fais rien d’autre. Je peins entre moi et moi-même et sur nous deux. Voilà. Et de temps en temps, quelqu’un comme le peintre expressionniste Otto Dix, que j’estime beaucoup, vient se joindre à nous. » Depuis l’hiver 2014, Baselitz mène un travail introspectif sur son corps, multipliant les nus et les portraits de lui et de sa femme, Elke. Sur deux étages se succèdent des toiles monumentales, de nombreux dessins, et de noirs totems hantés par la mort (Zero Mobil, 2014).
L’ensemble présenté est inédit, comprenant 70 œuvres environ, toutes réalisées ces dernières années, entre 2014-2018. Soit un siècle exactement après la Première Guerre mondiale et ses tranchées, dont l’horreur sera dévoilée par Otto Dix dans ses célèbres eaux-fortes (Der Krieg, 1924). Les figures de Baselitz, lorsqu’elles sont disposées horizontalement, ressemblent à ces gisants déposés dans les prédelles de Grünewald à Colmar, de Holbein à Bâle, ou encore d’Otto Dix à Dresden. Un halo irradie leurs silhouettes osseuses, élevant ces traces humaines au rang d’une apparition miraculeuse, le plus souvent sur un fond obscur et dépouillé qui rehausse la qualité de présence des figures (Abwärts I, 2016). Et comment, face à ces incises noires insérées sur cette surface de chair (Der Anfang ist der Abgang, 2017), ne pas songer aux épines écorchant le Christ dans le Retable d’Issenheim ?
Dans cette forêt humide aux teintes sombres ou nostalgiques, on rencontre aussi des figures tête en bas. Baselitz est en effet connu pour ses toiles renversées, un geste inauguré en 1969 qu’il n’a depuis jamais interrompu. Au point de s’apparenter à une signature. Une pluie de corps tombe ainsi sur le spectateur, creusant sans cesse le même motif organique. Les références à la peinture moderne sont nombreuses dans ses nus et ses autoportraits. Quelques marches esquissées dans l’angle supérieur d’une toile suffisent à rendre hommage à Duchamp (Abgang mit Marcel, 2016). Mais contrairement au Nu descendant un escalier (1912), on ne sait où se rendent les figures de Baselitz, ni même si elles chutent ou s’élèvent vers une glorieuse assomption. Suspendues entre terre et ciel, elles se tiennent en apesanteur, hésitantes et tremblantes, en attendant le grand saut vers l’inconnu. Éloge du passage, de l’éphémère, de l’évanescent.