Le thermomètre indique moins 4,5 degrés Celsius lorsqu’on passe à travers la forêt pour rejoindre le nouveau contournement de Junglinster et ses ronds-points à deux voies qui semblent un peu disproportionnés ce lundi soir d’hiver vers 19h15. Dès l’entrée au village, des signes indiquent le chemin vers LSAP – d’Sozialisten. Le parti entame ce soir au Lënster Lycée sa tournée Réckbléck an Ausbléck : Dorëms geet et dëst Joer ! qui se termina, après quatre stations dans les quatre régions, hier, jeudi soir, à Bertrange. En arrivant sur le parking, on se croirait sur un aéroport, tellement tout est excessivement grand ici, les voies pour les bus, les parkings pour les voitures, même le bâtiment, inauguré en automne 2014 seulement. Ce lycée, conçu par G+P Muller architectes est un témoin des années fastes, décidé lorsque les caisses de l’État étaient encore bien pleines (la loi a été votée avant que la crise se soit faite ressentir au Luxembourg, en mars 2008), il aura coûté 105 millions d’euros pour accueillir au maximum 1 400 élèves. Tout ici est luxueux, du béton vu impeccable jusqu’aux murs des couloirs, et les espaces gigantesques. « C’est la première fois que je suis dans ce lycée », confiera un peu plus tard le ministre du Travail et de l’Emploi Nicolas Schmit, lui-même en costume trois pièces impeccable. « C’est impressionnant de voir combien nous investissons dans l’éducation, afin de pouvoir offrir de bonnes conditions de travail à nos élèves et à leurs enseignants... » Rien que les chaises Eames de chez Vitra installées dans la cafétéria coûtent plus de 300 euros / pièce, il y en a au moins une centaine. Afin que la quarantaine de militants qui ont bravé la nuit et le froid ce soir ne se sentent pas perdus, la direction du parti décide spontanément d’improviser et de jouer la carte de la décontraction pour transformer la conférence en une rencontre informelle d’échange et de discussions avec les militants.
Les réunions locales avec les militants sont une forme un peu désuète de jouer la carte de la proximité en politique. Alors que Facebook et Twitter n’ont jamais vraiment réussi à décoller comme moyen de communication politique au Luxembourg, ce type de rencontre a ses règles et ses codes traditionnels : Il y a toujours des membres de la section locale à se porter candidat pour vendre des sandwiches et des boissons – le président du groupe parlementaire Alex Bodry est un des premiers à en profiter. Visiblement accouru après une journée de réunions et de discussions, il s’offre un sandwich et un verre de vin blanc pour décompresser. Il y a aussi ces militants fidèles, de moins en moins nombreux certes, qui ont toujours voté à gauche et continueront à le faire malgré tout, quoi qu’en disent les tendances opposées dans le pays et quoi qu’en disent les sondages et les médias. Or, la circonscription Est n’a jamais vraiment été un bastion socialiste, depuis quatre élections législatives, le parti y culmine à entre quatorze et seize pour cent, lui rapportant un seul siège – contre jusqu’à 41,47 pour cent et quatre sièges pour le CSV, en 2009. Le dernier sondage Sonndesfro de décembre de la TNS-Ilres pour le Tageblatt prédit même une perte supplémentaire à 11,7 pour cent des suffrages aux socialistes.
Néanmoins, il y aura toujours des mères et des pères soucieux de la réussite professionnelle de leurs enfants adolescents qui les amènent à de telles rencontres politiques afin de les présenter à l’un ou l’autre ministre, sait-on jamais... Comme l’avait fait Jos Scheuer, mythique figure du LSAP à Echternach, député-maire pendant des années, qui s’est retiré au profit de son fils Ben en 2009, après que ce dernier, alors encore dans la vingtaine, ait été immédiatement élu au conseil communal en 2005. En sept ans, on ne l’a guère entendu sur le parquet national, mais il est là ce soir, avec d’autres députés comme Tess Burton, Marc Angel ou Yves Cruchten, venus fermer les rangs. Car les socialistes sont en bien mauvaise posture en ce moment, critiqués en interne par des contestataires de gauche, surtout des syndicalistes, qui reprochent au parti de virer trop vers le centre et d’oublier ses racines ouvrières, et punis dans les sondages, qui semblent ne plus déceler leur profil dans cette majorité libérale. Selon la Sonndesfro, ils perdraient même trois de leurs sept sièges dans « leur » circonscription Sud. Cela fait forcément mal.
« Bien sûr, les résultats de ces sondages ne nous ont pas enchantés », concède Etienne Schneider, le vice-Premier ministre et désormais homme fort du parti, que l’on dit le vrai artisan de cette coalition parce qu’il a offert le poste de Premier ministre à Xavier Bettel. « Nous n’avons pas vraiment d’explication pour cette perte dans le Sud. » Peut-être qu’une des raisons pour la raclée pourrait être le moment où la question a été posée, à partir de juin 2015, donc juste après le référendum sur les trois questions constitutionnelles et les « ratés » du gouvernement sur sa gestion ? spécule-t-il. Quelques-uns de membres dans la salle profitent de la présence de six des sept membres socialistes du gouvernement (le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, était à l’étranger ; voir aussi pages 2-3) pour prendre des photos souvenirs avec leurs téléphones portables et tablettes ; dans un coin, le moteur d’un réfrigérateur fait des siennes.
Mais Etienne Schneider n’est pas du genre à se laisser abattre pour si peu – même si les dîners officiels ont fait qu’il n’est plus ce jeune homme svelte et sportif qui, durant la dernière campagne électorale, s’affichait encore fièrement dans les studios de fitness pour les reportages de la presse people. Sa recette : aller de l’avant et mieux communiquer tous les mérites de ce gouvernement – y compris les dossiers comme la réforme du congé parental, des bourses pour étudiants ou de la place financière qui sont plutôt du domaine libéral. La relance de la croissance à 5,4 pour cent – « si François Hollande pouvait se vanter d’une telle croissance, il n’aurait plus besoin de faire campagne du tout » –, ou la baisse du chômage sous la barre des sept pour cent seraient autant d’indicateurs que la politique d’austérité décrétée en 2014 était la bonne voie. Mais une voie « difficile », qui a été « mal comprise » par les gens, puisque les mesures du Zukunftspak touchaient tout le monde, au lieu de ne pénaliser que quelques-uns, de cela, Etienne Schneider est persuadé.
Après que Nicolas Schmit eut longuement disserté sur son programme de lutte contre le chômage et surtout sur le manque de formation des chômeurs, ainsi que de la nécessité de réformer le droit du travail pour l’adapter à un monde professionnel en mutation et la secrétaire d’État à l’Économie Francine Closener vanté les mérites de sa politique pour les classes moyennes, le commerce et le tourisme, une heure était passée et les militants pouvaient prendre la parole. Et ils le firent abondamment : « Pourquoi voulez-vous fermer le commissariat de proximité à Junglinster et le fusionner avec celui de Grevenmacher ? » demanda une élue libérale de la commune (« parce que nous n’avons pas assez de policiers », rétorqua Etienne Schneider). Qu’en est-il du dialogue social, mis entre parenthèses durant la présidence ? Pourquoi a-t-on l’impression, en lisant le Tageblatt, qu’il y a une distance croissante entre les syndicats et le parti ? Et qu’en est-il de la séparation entre l’État et l’Église catholique ? Les questions qui tracassent les militants socialistes sont bien des questions de gauche, leurs électeurs semblent effectivement s’interroger en premier lieu du profil social du parti. Jusqu’à ce qu’une femme d’un âge mûr demande après 21h30, tout en insistant qu’elle est engagée dans la commission locale d’intégration, ce que le gouvernement entend faire pour éviter des situations « comme au Réveillon du Nouvel An à Cologne », pour transmettre aux réfugiés célibataires qui arriveraient en nombre au Luxembourg les valeurs d’ouverture et d’égalité des chances des sociétés occidentales – « beaucoup de femmes ont peur aujourd’hui » dit-elle. Junglinster est un des trois villages qui accueillera une structure à containers pouvant héberger jusqu’à 300 demandeurs de protection internationale. L’intégration, insiste Etienne Schneider, doit non seulement passer par la langue mais aussi par une éducation aux valeurs. Et Dan Kersch d’insister sur la désinformation des chiffres véhiculés par la lecture de la seule presse allemande.
La ministre de la Santé Lydia Mutsch et le ministre de la Sécurité sociale Romain Schneider luttent contre le sommeil, alignés en rang d’oignons qu’ils sont face au public – ils n’auront pas dit un mot de la soirée. Claude Haagen, le président du parti, se lève pour remercier le public « et à l’année prochaine ». Les policiers et chauffeurs qui s’étaient assis en groupe autour d’une table ronde un peu plus loin se préparent au départ après une longue journée de travail. Il est 21h45 quand on prend « un dernier verre » et pose ces questions à voix basse que l’on n’aura pas osé lancer devant tous ces yeux braqués sur les orateurs. Il fait moins neuf dans la forêt en rentrant.