Le week-end dernier, Jean-Claude Juncker s’était réfugié en Suisse pour s’y adonner à son passe-temps favori : monologuer en grands traits abstraits sur l’histoire européenne devant des journalistes germanophones. Interrogé par deux journalistes de la Neue Zürcher Zeitung sur ses relations avec la Suisse, Juncker, levant l’index et renversant la tête, a déclaré : « Vous savez bien que je suis un Schweizfreund certifié ! À Bruxelles je m’engage pour la Suisse, c’est aktenkundig ». Or les deux journalistes restaient dubitatifs. Ils évoquaient « l’irritation de la Suisse officielle » face au moment choisi pour annoncer le passage à l’échange automatique d’informations qui aurait été vécue comme « la perte de notre dernier allié ». Luc Frieden n’en veut entendre parler : « Au contraire, nous entretenons des relations extrêmement intenses et amicales avec la Suisse » et d’évoquer « les intérêts concordants » sur la question fiscale. Jean-Jacques Rommes de l’ABBL qualifie les relations de « nuancées » et les situe quelque part entre « concurrence et partenariat », mais « dans le grand dessein » elles seraient identiques. « Tout le monde que je connais dans l’industrie financière et dans la politique luxembourgeoises entretient d’excellentes relations avec la Suisse. Et je peux vous confirmer qu’ils consultent leurs homologues suisses de manière systématique. »
Dans la pratique, les places financières suisse et luxembourgeoise travaillent selon une division de travail calibrée : à la Suisse, le private banking ; au Luxembourg, l’industrie des fonds. « La Suisse utilise les fonds luxembourgeois comme porte d’entrée principale sur le marché européen. Elle est un gros client », dit Luc Frieden. La place financière suisse pèse en effet pour quinze pour cent (370 394 millions d’euros) dans les fonds d’investissements domiciliés au Luxembourg, ce qui en fait, après les États-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, le quatrième promoteur de fonds sur la place financière luxembourgeoise.
Si les grandes banques suisses ont pignon sur rue au Grand-Duché, on retrouve dans les registres de commerce de Genève et de Zurich, une demi-douzaine de succursales de banques domiciliées au Luxembourg, parmi lesquelles la Bil-Suisse, qui y a établi sa filiale en 1985, pèse le plus lourd. Elle emploie aujourd’hui une centaine de personnes, « des spécialistes patrimoniaux et en planification financière » qui, d’après le site Internet de la Bil-Suisse, s’appuieraient sur le réseau Bil mondial et sur des notaires, avocats d’affaires et fiduciaires pour aider sa riche clientèle dans « la structuration et la planification de son patrimoine (donations, héritages et droits de succession, régimes matrimoniaux…) et pour l’établissement de sociétés, fondations et trusts. » Elle donne en outre des conseils pour les changements de résidence qui peuvent offrir « certaines mesures fiscales avantageuses ».
Andreas Missbach, qui travaille pour l’ONG suisse Déclaration de Berne, voit dans cette interconnexion la marque même des paradis fiscaux : « Les médias suisses interprètent les critiques contre la place financière helvète comme des attaques pilotées par la City de Londres. Mais, en vérité, il n’y a pas de concurrence entre les paradis fiscaux. Les banques internationales sont installées à travers le globe : au Luxembourg, à Jersey, au Panama, à Singapour et à Dubaï... C’est un système, et ceux qui y jouent, utilisent les particularités combinées des différentes juridictions fiscales à leurs fins. »
« Certes, nous préférerions avoir le business des fonds ici en Suisse. Mais le Luxembourg est le leader en ce domaine, c’est clair et net. Les grandes banques suisses comme UBS ou Crédit Suisse doivent donc passer pour une partie de leurs activités bancaires par le Luxembourg », constate Mario Tuor, porte-parole du secrétariat d’État aux questions financières internationales suisse. Or, lorsqu’il entend parler de « communauté d’intérêts », Tuor ne peut cacher son exaspération : « Naja... Le Luxembourg a toujours un peu utilisé la Suisse pour se cacher derrière », lâche-t-il. Dans ce jeu de cache-cache, Andreas Missbach pense déceler une chorégraphie : « La division du travail entre les ministres des Finances luxembourgeois et suisse était : ,Vous, vous empêchez l’échange automatique au sein de l’Union Européenne et nous, nous vous fournissons les arguments en ne pliant pas sous la pression. Vous vous référerez à nous et nous nous référerons à vous.’ »
Or, dans cette valse au bal des négociations, le Luxembourg, décide soudain d’accélérer le pas. C’est Luc Frieden qui, dans une interview malencontreuse publiée sous le titre « Luxemburg knickt ein » en avril 2013 dans la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, annonce l’adoption du principe de l’échange automatique d’informations (voir d’Land du 12 avril 2013). Ce faisant, le Luxembourg marche sur les pieds de son partenaire suisse. Par galanterie, le ministre des Finances luxembourgeois a téléphoné à son homologue suisse pour l’avertir et Jean-Jacques Rommes dit s’être mis derrière son clavier et avoir écrit un mail à ses collègues lobbyistes suisses « qu’ils n’ont certainement pas lu avec joie ». Mais sans surprise non plus : « Ils sont au moins aussi lucides que nous ».
Mais alors que la crise financière de 2008 s’avère aujourd’hui avoir été un game changer pour le secret bancaire suisse, c’était paradoxalement la crise dans son expression européenne qui lui accordera un sursis. Pour la place financière suisse, traditionnellement un havre de paix en temps d’instabilité des marchés financiers, la crise de l’euro était « une bénédiction », note Andreas Missbach. Les flux de capitaux vers la Suisse qu’elle a provoqués ont largement surcompensé les départs : Ainsi l’économiste français Gabriel Zucman (voir aussi p. 11) a-t-il estimé sur France Inter que, sur les dernières quatre années, « le montant des fortunes en Suisse a augmenté de quatorze pour cent ».
Pourtant les Suisses se doutaient bien que cela commençait à sentir le roussi. La Justice américaine avait transformé des dirigeants bancaires suisses respectables en vulgaires truands traqués. Aujourd’hui encore, des douzaines de banquiers ne peuvent quitter le territoire suisse sans risquer de se faire menotter. Le mois dernier, Raoul Weil, ancien numéro trois de l’UBS en cavale depuis 2008, a été arrêté dans un hôtel de luxe à Bologne. Combiné à un bail-out de 67 milliards de francs suisses décidé en panique par le gouvernement fédéral, ces chocs auraient « ébranlé la légitimité des banques jusque dans les cercles libéraux », dit Missbach. L’instauration en 2010 par le Parlement suisse d’une commission d’experts « chargée d’examiner la limitation des risques que les grandes entreprises font courir à l’économie nationale » marque la première fissure dans le consensus national autour de la place financière. Suivront le renversement par une majorité de Länder gouvernés par le SPD, les Verts et Die Linke de l’accord fiscal négocié entre l’Allemagne et la Suisse au Bundesrat en novembre 2012 et la signature des accords Fatca en février 2013 (que Rommes qualifie de « dictat unilatéral d’échange automatique d’informations au profit des États-Unis »).
Pour la chercheuse en histoire économique et sociale à l’université de Zurich Gisela Hürlimann, le changement de positionnement du Luxembourg aurait enfoncé le dernier clou dans le cercueil du secret bancaire suisse. « Alors que, par le passé, les discussions portaient sur des points sectoriels, ce que nous vivons en ce moment est la remise en question du système même du secret bancaire. Avec le Luxembourg qui a pris la voie de l’échange automatique d’informations, toute la structure d’argumentation suisse va s’effondrer. La Suisse ne peut plus dire : ,Pourquoi nous, et pas les autres ? » Pire, le Luxembourg après sa volte-face s’est soudain retrouvé en première ligne pour exiger que la Suisse suive le pas. « Nous sommes des amis et des alliés de la Suisse » a réitéré Frieden le mois dernier dans le quotidien genevois Le Temps, avant d’ajouter, « quand il s’agit de veiller à ce que les mêmes règles soient appliquées partout ».
L’effritement du consensus qui avait entouré le secret bancaire fait apparaître des clivages jusque dans le patronat helvète. Ainsi, en juin 2013, Hans Hess, le président de l’industrie des machines (Swissmem), a revendiqué l’abolition du secret bancaire dans l’intérêt de l’industrie suisse. À un certain point, les clients étrangers « en auront marre » et se tourneraient vers d’autres fournisseurs, déclara-t-il. Selon Gisela Hürlimann, cette position reflète la dispute de la fin des années 1970 entre « Finanzplatz » et « Werkplatz ». L’industrie suisse voyait ses exportations gênées par une politique monétaire menée en faveur de la place financière et des capitaux qui y somnolaient : « Dans la crise des années 1970, l’économie suisse a éliminé 340 000 emplois. Or le taux de chômage suisse est resté bas, car le chômage potentiel était surtout ,exporté’ par le renvoi des Gastarbeiter étrangers et par le non-renouvellement des permis de travail », explique-t-elle. Il est tentant de dresser un parallèle historique entre ce « management de crise » et celui du Luxembourg. Car, comme l’a noté Denis Scuto, dès les années 1930, des théories sur le rôle de l’immigration comme « soupape de sécurité » du marché du travail furent développées par des économistes luxembourgeois proches des milieux patronaux dont Paul Weber et Carlo Hemmer. Aujourd’hui, en Suisse comme au Luxembourg, cette soupape de la cocotte minute sociale fonctionne toujours, mais s’applique surtout aux frontaliers.
Ces fissures dans le débat autour du secret bancaire traversent jusqu’au au sein de la place financière, loin de constituer un bloc homogène. Alors que l’ancien chef du département fédéral des finances, Hans-Rudolf Merz proclamait encore en 2008 à l’encontre de l’UE : « Vous allez vous casser les dents sur ce secret bancaire », sa successeur Eveline Widmer-Schlumpf se met timidement à suivre « la voie luxembourgeoise », et les intérêts des grandes banques prêtes à lâcher du lest, quitte à devoir se réorienter vers d’autres secteurs comme les matières premières ou les investissements directs à l’étranger. Or, selon Gisela Hürlimann, seules les grandes banques seraient assez « compétitives et grandes pour se réorienter plus vers les autres opérations liées à l’économie commerciale et productive » quant aux petites banques privées, notaires et avocats, ils risqueront de sombrer avec l’ancien business model du secret bancaire. D’autre part, ajoute-t-elle, « le système complexe de l’imposition laissera toujours bien des possibilités pour l’optimisation légale pour ceux qui disposent des ressources pour se faire conseiller. »
On retrouve une situation analogue au Luxembourg. Luc Frieden se rappelle les discussions sur l’introduction de l’échange automatique d’informations, lors desquelles « une partie des banques » lui aurait conseillé : « Gardons le secret bancaire ; nous n’aurons alors peut-être pas de nouvelle clientèle, mais au moins nous garderons l’ancienne ». Or c’étaient les grands players de la finance et l’industrie des fonds réunis dans le Haut Comité de la place financière qui ont finalement emporté la partie. Dans une interview publiée cet octobre dans la newsletter du Syndicat banques et assurances, le directeur de la BGL-BNP Paribas Carlo Thill avait avancé son estimation de la saignée qui attend les petites banques « Actuellement il y a quelques 140 à 141 banques à Luxembourg. Les petites banques privées c'est-à-dire environ 40 banques quitteront le Luxembourg. » Sur les 10 000 salariés qui dépendent du private banking entre 2 000 et 6 000 seraient menacés, avait-il expliqué.
Il y a à parier que, dès que la Suisse se sera mise à l’heure de l’échange automatique d’informations, elle retrouvera son partenaire luxembourgeois sur la piste internationale pour y danser sur la vieille mélodie dont Luc Frieden a déjà donné le la. Mais ce ne sera peut-être pas pour demain. Face à la volonté de l’UE d’élargir le domaine d’application de la directive fiscalité des revenus de l’épargne aux fondations, assurances-vie et trusts afin d’en déterminer les bénéficiaires effectifs et fermer les failles fiscales par lesquelles s’opère l’évasion fiscale, le gouvernement luxembourgeois (avec l’appui de Vienne) retombe dans ses vieux réflexes. On voudrait attendre que démarrent les discussions entre l’UE et le gouvernement suisse, a dit Luc Frieden, vendredi dernier à l’issue de l’Ecofin. Or, les Suisses eux, ne comptent pas bouger avant que l’OCDE n’établisse un standard mondial. D’après le porte-parole du secrétariat d’État aux questions financières internationales suisse Mario Tuor : « Ces discussions pourraient aboutir à la mi-2014. Mais on ne sait jamais s’il y aura des retardements ». Et d’ajouter : « Si les Luxembourgeois doivent éventuellement adopter l’échange automatique d’informations avant la Suisse, c’est leur problème à eux. Ils n’avaient qu’à y réfléchir avant. »
Luc Frieden, de son côté, tient à préciser avoir « toujours été opposé à exercer de la pression » sur des pays comme la Suisse. « Ce sont des États souverains qui doivent pouvoir décider librement ce qu’ils estiment être justes. Ce n’est pas à l’Europe de venir de dehors et de dire: ,Nous voulons ceci ou cela’. » Et de poser la question si l’UE est l’endroit approprié pour établir le « level playing field » censé empêcher la fuite des capitaux : « Nous acceptons le principe de l’échange automatique d’informations. Pas parce que nous penserions que ce serait la meilleure solution, mais parce que les grandes places financières à travers le monde vont dans cette direction. Mais pour mener cette discussion, il faut trouver un forum approprié. Et étant donné que l’Amérique, la Suisse, Singapour participent aux négociations au sein de l’OCDE, mais non au sein de l’UE, nous estimons que c’est le bon endroit. »
Cette perspective n’amuse guère la Commission européenne, qui avait tablé sur un accord avant la fin de l’année. Emer Traynor, la porte-parole du commissaire européen à la fiscalité Algirdas Šemeta déclare : « Nous ne conditionnons pas les progrès au sein de l’UE aux progrès et au rythme de nos partenaires internationaux. Il y a des problèmes plus vastes qui doivent être discutés au niveau de l’OCDE, mais nous devons aussi maintenir l’ordre dans notre maison et renforcer notre législation. Il y a 25 États membres qui souhaitent vivement un accord sur la directive épargne et, à ce stade, notre patience a des limites face au blocage du Luxembourg et de l’Autriche. » La Commission européenne demandera à la présidence lituanienne de remettre le point de la directive épargne à l’ordre du jour de la prochaine réunion de l’Ecofin, le 10 décembre, le même jour donc que l’assermentation du nouveau Premier ministre luxembourgeois. Or, Frieden a déjà annoncé que la position du nouveau gouvernement ne risquera pas de diverger pas de celle de l’ancien.
À l’heure de tirer le bilan, les ministres sortants se laissent entraîner à des confessions et admettent que, oui, le Luxembourg a bel et bien hébergé de l’argent provenant de l’évasion fiscale. Mais, promettent-ils, c’était avant et tout aurait changé. Jean-Jacques Rommes concède que : « Si vous ne déclarez pas des revenus au fisc de votre pays d’origine et que vous amenez cet argent au Luxembourg, vous avez agi en illégalité. Et bien sûr que c’est arrivé. Nous ne l’avons jamais nié. Mais s’il s’agissait d’un grand nombre de clients, il ne s’agissait pas nécessairement d’un grand nombre d’avoirs. » Luc Frieden s’en lave les mains : « Avant l’introduction de l’impôt retenu à la source, je ne saurais vous dire si ces sommes étaient imposées ou non. C’est une question fiscale qui se posait dans le pays d’origine et comme ministre des Finances luxembourgeois, je ne pouvais absolument pas le savoir. » Fronçant les sourcils, prenant un air affligé, Juncker a déclaré dans l’interview accordée à la NZZ : « Je supporte très mal la pensée que nous serions ce que les autres disent que nous sommes. Cette pensée je ne la supporte pas ! » « Mais grâce au secret bancaire le Luxembourg a protégé les évadés fiscaux ! » demandaient les journalistes. Sa réponse fut tout junckérienne : « Ja, ja. ». Et d’ajouter : « Tut es aber nicht mehr. »