Quand le quotidien vécu par chacun, par « Monsieur et Madame Tout-le-monde » se décale un peu trop vers l’absurde et que les masques tombent, laissant apparaître la détresse et la peur, c’est là que la parole devient salvatrice, que le partage est catharsis. C’est le postulat de départ de Moulins à paroles, petite parenthèse de chaleur humaine incongrue et cynique créée et présentée au Théâtre ouvert Luxembourg jusqu’au 12 mai.
Adapté par Jean-Marie Besset d’un texte original écrit par l’auteur à succès, acteur, dramaturge et scénariste britannique Alan Bennett, Moulins à paroles est une succession de monologues, de tranches de vie racontées par ses trois protagonistes féminines à la fois inconnues mais terriblement proches les unes des autres... Margaret est l’archétype de la secrétaire bien-pensante et joviale aimée de tous mais un peu bonne poire, admirative devant le demi-dieu de classe et de sophistication que représente son patron et jamais la dernière pour une franche partie de rigolade. Mais la maladie ne s’abat pas que sur les gens ternes, et c’est ce à quoi elle va devoir faire face seule, sans presque jamais perdre la légèreté insouciante qui la caractérise tant.
Susan affronte quant à elle plus mal que bien un autre type de maladie : celui de l’addiction, de l’alcoolisme normal qui l’aide sans doute à passer plus vite, sinon un petit peu mieux, ses ternes journée de « femme du vicaire » au sein d’une communauté anglicane pieuse, conservatrice et prête à tout pour recevoir les bonnes grâce de son populaire mari. Alors que sa colère intérieure la dévaste, un mystérieux et exotique chevalier va faire une irruption remarquée dans cette monotonie éthylique que Susan porte comme une seconde croix...
Irene, enfin, ne recule devant rien, surtout pas devant une feuille de papier pour faire entendre à qui le veut, et même s’il ou elle ne le souhaite pas franchement, ses inquiétudes et ses indignations dignes de celles d’un drame eschylien. Il faut dire qu’elle n’a – et n’a jamais eu – de compagnie pour partager ses coups de gueule et son caractère d’acerbe bêcheuse. Suite à un courrier de trop, c’est finalement dans un endroit bien atypique que la vieille fille trouvera un petit peu du bonheur auquel elle avait pourtant renoncé : « Je me dis toujours que ça ira mieux dans une prochaine vie, mais non, je l’ai eu mon tour... ».
Pour mettre en scène ces trois femmes que la vie n’épargne pas moins qu’elles-mêmes, Jérôme Varanfrain a judicieusement choisi la douceur et la simplicité : Susan, Irene et Margaret glissent presque sur un décor beige clair minimaliste sans être spartiate, tantôt seules en scène, tantôt toutes présentes sans jamais se couper ni le chemin, ni la parole. Loin d’avoir froid aux yeux, les interprètes semblent avoir été choisies avec soin pour chaque rôle et le tiennent chacune avec une véracité plutôt impressionnante. Catherine Marques interprète en effet une Margaret criante de vérité et sait distiller son adorable et cocasse naïveté tout au long de la pièce alors que Véronique Fauconnet, que l’on a connu dans des rôles plus explosifs, convainc tout à fait avec sa Susanne perdue et intérieure qui ne laisse que très rarement filtrer son immense émotion tout comme ses désirs de femme... Quant à Colette Fischer, elle tout simplement hilarante dans sa version d’Irene la grincheuse BCBG, jamais à court d’encre ni de fiel, repentante auprès de bien plus dangereux qu’elle.
Le ton de toutes et les mimiques de chacune tout autant que le second degré typiquement britannique du texte font qu’on reste suspendu aux lèvres de ces trois sympathiques moulins à paroles jusqu’à la fin, jusqu’à l’exultation de leur alter-ego enfoui sur un coin de scène baigné de lumière vive et chaude, comme si tout cela n’avait été qu’un jeu, qu’un triptyque de personnages de stand-up. Mais non, Margaret, Irene et Susan ont bien existé face au public pendant près d’une dune heure et demi, elles sont cachées puis se sont livrées, sans se défaire de leur humanité...