C’est une histoire bien sombre qu’est celle de Simon Boccanegra, héros ambigu d’un des opéras les plus tourmentés de Giuseppe Verdi, tout d’abord voué à l’échec à la Fenice de Venise avant d’accéder au succès dans sa seconde version à la Scala de Milan en 1881. Mais à la noirceur du personnage et de son histoire, la nouvelle production de l’Opera Ballet Vlaanderen présentée la semaine dernière au Grand Théâtre de Luxembourg oppose une virtuosité et une mise en scène éblouissantes qui en font sans aucun doute l’un des moments lyriques inoubliables de cette saison...
Inspiré à la fois de la pièce éponyme d’Antonio Garcia Gutiérrez et de l’histoire réelle de Simone Boccanegra, premier Doge de Gênes élu par le peuple, conquérant du rocher de Monaco et mort empoisonné au terme de décennies de complots patriciens, cette œuvre que Verdi composa pour la première fois juste après La Traviata met en scène un corsaire génois, sulfureux mais populaire, épris d’une jeune et splendide aristocrate à qui il donne un enfant sans mariage... Comme souvent, le postulat initial et les idéaux du couple sont trop beaux pour être pérennes : Maria, assignée à résidence par son puissant père, décède tragiquement et la petite fille âgée de quelques années à peine disparaît suite à la mort de sa gouvernante... Accablé au-delà de toute consolation possible, Simon Boccanegra ne peut que se réfugier dans le rôle du nouveau Doge de Gênes, qui réussira pendant un temps à réconcilier plébéiens et patriciens. Vingt-cinq ans plus tard, semblant ne s’être jamais habitué à la plus haute fonction de la cité, il parvient cependant grâce à un heureux hasard à retrouver sa fille sous les traits d’Amelia, orpheline manant une vie simple aux abords de la ville avec Jacopo Fiesco, qui n’est autre que son grand-père maternel, lui-même ignorant tout de la situation réelle. Retrouvailles, amours impossibles, enlèvements, révélations, soulèvements populaires, traitrises et coups bas ; de la première à la dernière minute des trois actes de Simon Boccanegra, aucun aspect de la tragédie ne sera laissé de côté pour sceller le destin funeste de cette famille.
Afin de traduire sur scène le mieux possible un tel tissu dramatique, il était indispensable pour cette co-production des Théâtres de la Ville de Luxembourg, du Badisches Staatstheater Karlsruhe et de l’Opéra National de Montpellier de réunir à la fois une mise en scène adéquate, un orchestre brillant et un casting impressionnant, tant dans les voix que dans l’interprétation. Et si une légère appréhension a pu se faire ressentir lorsque le baryton star Nicolai Alaimo, incapable d’assurer les deux représentations luxembourgeoises pour des raisons personnelles, a dû se faire remplacer au pied levé par Franco Vassallo – habitué lui aussi des plus grandes scènes mondiales –, le doute se dissipe intégralement dès les premières minutes de la représentation. Quel brio, quelle puissance dans les voix, quelle subtilité dans l’interprétation !
Tout d’abord, la mise en scène du jeune franco-allemand David Hermann est tout simplement bluffante, avec cet élément central rotatif épique qui transmet au public une dynamique incessante à la fois esthétique et inquiétante tout au long de la pièce. Le choix, en outre, de placer l’action dans une Gênes hypothétique, tantôt historique, tantôt contemporaine, permet au spectateur de se détacher des carcans physiques et de se concentrer sur l’action, la musique et les voix, celles-ci constituant de loin l’atout majeur de cette production – même si l’excellence de l’Orchestre philharmonique de Luxembourg est clairement à saluer. Si Vassallo campe dans l’attitude un Boccanegra versatile et changeant, nostalgique d’une époque où ses idéaux ne s’étaient pas encore effondrés, il n’en est rien de sa prestation vocale qui ne subit aucune variation ni dans l’intention, ni dans la profondeur. Les rôles secondaires masculins n’ont quant à eux pas à rougir d’un pouce : le basse Lang Li impressionne du début à la fin en Fiesco repentant, autant qu’Aris Argiris et son machiavélique Paolo et le ténor Najmiddin Mavlyanov qui interprète le futur doge Gabriele Adorno avec une intensité émotive exceptionnelle. Mais soyons clairs : aucun de ces rôles ne pourrait se hisser à ce niveau sans la réplique époustouflante de Myrtò Papatanasiu, qui porte à bout de bras et avec virtuosité le seul rôle féminin de cette œuvre de Verdi qu’est celui d’Amelia, tantôt sensible, tantôt brave mais toujours déterminée à protéger ce qui doit l’être. Le public du Grand Théâtre ne s’y trompe pas : il se lève et acclame la soprano grecque et tout le reste de cette maudite famille Boccanegra, comme s’il essayait de rendre pendant quelques minutes un petit peu de l’émotion qu’il a reçu ce soir-là...