Les notions de désintermédiation et de disruption ont ces dernières années fait le buzz de la transformation digitale. Cette dernière est elle-même un concept aux contours flous, que nous aurions sans doute gagné à mieux la définir. Aujourd’hui, ces processus censés faire évoluer la société et l’économie vers plus d’efficacité grâce à une utilisation créative des technologies émergentes sont désignés sous des termes bien moins flatteurs : on parle volontiers désormais d’ubérisation et de « gig economy ».
Le réveil est brutal. Là où l’on voyait dans un premier temps des David digitaux, agiles et sympathiques, défiant les Goliath de l’économie conventionnelle englués dans un statu quo confortable pour eux-mêmes mais défavorable aux consommateurs, on découvre aujourd’hui que ces David sont dans bien des cas des monopolistes dans l’âme, agressifs et adeptes de l’« après nous le déluge ». Si Uber en est arrivé à symboliser ainsi un dévoiement problématique, c’est sans doute qu’il a fait preuve d’une brutalité exceptionnelle, traitant ses chauffeurs comme des serfs corvéables à merci et poussant à l’extrême le recours au lobbying et aux actions en justice.
On découvre que la « gig economy », vantée au nom d’une liberté retrouvée et d’un auto-entrepreneuriat émancipateur, se contente souvent de précariser les relations de travail et de détricoter les filets de protection sociale. Rien n’indique aujourd’hui que ces phénomènes soient appelés à se ralentir ou à s’interrompre, au contraire. Les fronts pionniers des nouvelles technologies, parmi lesquelles figurent l’intelligence artificielle, la blockchain et la réalité virtuelle, sont plutôt en mode accélération et en train d’accentuer leur pression sur les structures économiques et sociales héritées du XXe siècle. Certains champions de la désintermédiation s’appuient sur des modèles d’affaires indéniablement supérieurs à ceux des entreprises conventionnelles, notamment en exploitant mieux les données qu’elles agrègent et en réinventant la relation client. Nos sociétés vont sans doute chercher à encadrer mieux qu’avant ces évolutions pour se prémunir de leurs effets les plus pervers, mais y parviendront-elles ? Peut-on concevoir une désintermédiation heureuse, ou du moins mieux contrôlée ?
Cela supposerait que les notions de responsabilité sociale ou de solidarité fassent partie du bagage des créateurs de start-ups ou des législations encadrant leur activité. Quoi, des bons sentiments au moment de lever des fonds pour devenir la prochaine vedette unicorne du Nasdaq ? La culture des start-ups s’en accommode mal, elle y voit un ballast qu’il vaut mieux jeter par-dessus bord.
Une réponse qui s’ébauche est celle d’une amplification et d’une accélération des processus de désintermédiation par des communautés de citoyens. La technologie continue d’évoluer, de nouveaux usages émergent. Après avoir délogé ou affaibli leurs concurrents traditionnels, les vainqueurs emblématiques de la désintermédiation tels que Uber ou Airbnb sont eux-mêmes devenus de puissants intermédiaires, souvent haïs, et sont désormais à la merci d’initiatives communautaires qui s’attaqueraient à leur modèle d’affaires.
De telles initiatives parviendront à supplanter ces géants victorieux pour peu qu’elles révolutionnent à nouveau les usages technologiques pour en dériver des modèles plus inclusifs. Cette approche peut être interprétée comme une fuite en avant, mais elle a de meilleures chances de succès que la vaine quête d’un retour au statu quo ante. On en voit émerger des exemples autour d’Ethereum, où se projettent et se construisent des réseaux gérés directement par leurs utilisateurs et ne prévoyant pour les faire tourner, au lieu des start-ups classiques, que des communautés décentralisées. À cet égard, la notion de peer-to-peer, que l’on associe sans doute trop au partage de fichiers inauguré par Napster, n’a sans doute pas délivré tout son potentiel. Les disrupteurs de ces dernières années ne peuvent pas se reposer sur leurs lauriers, car ils risquent de se retrouver dans la situation de l’arroseur arrosé.