La réforme de la législation sur les cabarets provoque des réactions allergiques, sans doute exagérées tant elle se révèle timide dans le déverrouillage d’un des secteurs de l’économie que les gouvernements successifs n’ont jamais cessé de protéger contre la concurrence. Il ne sera plus permis à l’État de couver les cafetiers ni, sous couvert de considérations hygiénistes d’un autre âge, d’invoquer la lutte contre l’alcoolisme pour limiter le nombre de bistrots dans le pays. Le numerus clausus, héritage du temps où le Luxembourg était un pays pauvre, va disparaître et chacun, pour autant qu’il s’acquitte d’une taxe de 15 000 euros, sera libre d’ouvrir un débit de boissons où bon lui semble. Les pâtisseries pourront servir de la bière, les visiteurs des stations-service pourront accompagner leur croissant avec l’apéro et les coiffeurs pourront, au prix d’une transformation de leur arrière-boutique, se muer en limonadiers entre deux coupes de cheveux.
Sous la pression de la Commission européenne qui regarde de très près le marché luxembourgeois des breuvages alcoolisés depuis la révélation du cartel des brasseries en 2000 et les sanctions qui ont suivi en 20011, le gouvernement a demandé à l’Administration des douanes et accises de plancher sur la libéralisation du régime actuel des cabarets dont la dernière réforme remonte à plus de vingt ans, en 1989.
Les professionnels, en particulier les brasseurs, n’ont pas été formellement associés aux travaux comme ils le furent lors de la dernière réforme qui portait leur empreinte. Leur appréciation est partagée en fonction de leur taille et surtout du nombre de licences de débits de boissons qu’ils contrôlent pour écouler leur marchandise.
En 1989, l’un des principaux soucis du législateur luxembourgeois fut de ne pas trop faire de saignée dans les brasseries, ni compromettre la valeur des licences.
Le gouvernement doit renoncer aujourd’hui au système de « contingentement » des débits de boissons qui fut mis en place en 1908, à une époque où le Luxembourg était un pays pauvre et la population masculine ouvrière très portée sur la bouteille. « Les petits cultivateurs du nord du pays cherchaient du travail dans le sud industriel, raconte Raymond Martin, président du conseil d’administration de la Brasserie nationale (Bofferding). Ils encaissaient tous les huit jours la paie et pouvaient la dépenser aussi vite dans les bistrots, laissant souvent leur femme et leurs nombreux enfants crier famine ».
La loi du 26 décembre 1908 prévoyait un café pour 75 habitants et les licences étaient accordées par section électorale, système qui a volé en éclats en 1989, le comptage s’appuyant à partir de cette date sur la population des communes.
« Le souci du législateur fut toujours de freiner le nombre de cafés », raconte encore Raymond Martin. D’ailleurs, à partir de 1912, qui marque une nouvelle réforme des cabarets et porte le contingentement à un café pour 150 habitants, le gouvernement fit en sorte que lorsqu’il attribuait une licence, deux autres passaient à la trappe. La législation sur les cabarets fut retoquée une troisième fois le 12 août 1927, accompagnée d’un resserrage, le numerus clausus passant à un café pour 250 habitants. Une dernière modification intervint le 29 juin 1989, où le contingentement fut porté à un café pour 500 habitants. Si les autorités avaient conservé, il y a 21 ans le système des « patentes », ce fut moins dans le souci de lutter contre l’alcoolisme que pour protéger le marché des débits de boissons, le patrimoine des brasseurs et de quelques propriétaires de cafés. « Le gouvernement, note un document parlementaire de 1989 (soit deux ans avant l’ouverture de la libre circulation des biens et des services en 1992, ndlr), entend maintenir comme objectif majeur de la législation la réduction progressive du nombre absolu des débits. Or, cet objectif n’est plus justifié par la lutte contre l’alcoolisme, mais par des raisons de rentabilité ». Les calculs fournis à l’époque par la Fédération des cafetiers indiquaient « que le gros des entreprises ne réussiront pas à franchir le seuil de rentabilité tant que la relation entre la population et le nombre de débits sera inférieure à 109 habitants par débit.
Il y avait 3 571 cafés en 1908, indique Raymond Martin, il n’y en a plus que 3 018 aujourd’hui (3 046 fin 2009, selon les chiffres fournis dans le rapport annuel 2009 de l’Administration des douanes et accises, ndlr), avec deux tiers de population en plus.
Combien y en aura-t-il demain avec la fin du contingentement qui laissera l’offre et la demande arbitrer leur nombre ? Deux cents au moins de plus dans la capitale, selon les estimations de la fédération Horesca, distillées dans la presse par son secrétaire général. De leur côté, les dirigeants de Brasserie nationale n’osent pas faire de pronostics. « Il y a déjà trop de points de vente, estime Frédéric de Radiguès, son directeur général, c’est une erreur d’avoir mis le prix d’une licence aussi bas, car cela contribuera à rendre un secteur économique qui a déjà beaucoup souffert de la crise, encore plus vulnérable ».
Le responsable craint d’ailleurs bien moins une « invasion » de ses concurrents étrangers (le marché leur est déjà ouvert) que l’ouverture d’une pléthore de points de vente dans les stations-service. Rien n’empêche ici les brasseries luxembourgeoises de négocier avec les grands distributeurs de produits pétroliers pour installer leurs robinets à Humpen à côté des fours à pain industriels qui ont désormais envahi les stations d’essence du pays, créant aussi une sérieuse concurrence aux boulangeries traditionnelles qui subsistent encore au grand-duché.
Le prix de la licence a suscité l’indignation de la fédération des cafetiers qui réclame le maintien de leur valeur autour de 50 000 euros, jugeant que l’ouverture du marché et la fixation du prix de la licence à 15 000 euros risquent de compromettre la viabilité économique de nombreuses entreprises. Il faut s’attendre à des faillites en série, plaident les cafetiers, citant l’exemple de la Belgique où la libéralisation du marché a fait le vide : en huit ans, plus de 40 pour cent des débits avaient disparu. L’Allemagne avait aussi connu une évolution analogue avec une forte concentration des débits de boissons dans les régions à forte densité de population ou à vocation touristique. Ce qui s’est aussi produit au grand-duché après la réforme de 1989 et la disparition des « sections » électorales pour un système moins arbitraire.
Les dirigeants de la Brasserie nationale auraient été satisfaits avec une barre à 35 000 euros « pour limiter le nombre de débits ». « Il faut un juste prix pour cette licence et 15 000 euros, c’est faire fi des valeurs auxquelles les licences ont été achetées ». C’est bien là que le bât blesse : la valeur des licences, qui, à l’origine, étaient de simples autorisations administratives et que la rareté sur le marché a fini par transformer en véritables objets de spéculation que leurs détenteurs allaient jusqu’à gager dans les banques. Attachés à leurs parts de marché les deux grands brasseurs du pays que sont Bofferding et Brasserie de Luxembourg Mousel Diekirch se sont livrés une guerre commerciale pour en acquérir le maximum et verrouiller ainsi leurs positions dans les cafés où près de la moitié de la production nationale est écoulée. Des « patentes » que les brasseurs « louent », souvent gracieusement – le prix du loyer est fonction du débit de bières de l’établissement, plus on vend moins on paie – aux gérants de bistrots.
« Il ne faut pas exagérer l’importance des brasseries » dans le contrôle des licences, expliquent de concert Frédéric de Radiguès et Raymond Martin. Elles en détiennent tout de même un bon tiers, l’essentiel étant aux mains de propriétaires privés. Ces derniers, qui ont la main sur parfois cinq, voir dix cafés, verront leur « rente » se détériorer sérieusement. Les brasseurs qui détiennent des « patentes » dans leurs portefeuilles ont eux aussi des choses à perdre. Sur les quelque 3 000 licences disponibles sur le marché actuellement, un bon millier est dans leurs mains. Brasserie nationale/Bofferding en détient environ 450, Brasserie nationale Mousel Diekirch autour de 600, et moins d’une trentaine pour la Brasserie Simon. La situation des bières Mousel Diekirch est un peu spécifique, suite à la prise de contrôle de son capital par le groupe belge Interbrew, devenu désormais Inbev, lorsque l’entreprise fut scindée en deux : la famille des fondateurs conserva le gros du patrimoine immobilier (dont le site de Clausen devenu un haut lieu des nuits luxembourgeoises et près de 170 débits de boissons) et Inbev mit la main sur l’outil de production ainsi que sur les licences. Les propriétaires sont donc « liés » par contrat au géant mondial de la bière.
Les chambres professionnelles n’ont pas encore rendu leurs avis, le projet de loi déposé par Luc Frieden, le ministre CSV des Finances, étant sans doute trop frais (il remonte à la fin du mois d’août) et les congés d’été trop proches pour qu’elles aient eu le temps de se concerter.
Les professionnels arrivent cette fois en ordre dispersé et leurs chances d’influencer l’évolution du texte (une hausse du prix de la licence par exemple) semblent assez maigres.
Betty Fontaine, la directrice générale de la Brasserie Simon à Wiltz a pris une position à l’opposé de sa concurrente Bofferding, jugeant l’ouverture du marché proposée par Luc Frieden bien trop « timide », en raison du prix encore « trop élevé » de la licence. « La nouvelle loi ne devrait pas tellement changer la situation actuelle », déplore-t-elle. Betty Fontaine ne croit pas d’ailleurs les assertions de la fédération des cafetiers évoquant l’ouverture pléthorique de nouveaux débits de boissons dans le pays. « Je ne comprends pas pourquoi ce projet de loi suscite un tel remue-ménage dans le pays », dit-elle en déplorant que le gouvernement, en fixant le prix d’une licence à 15 000 euros, laisse filer une chance de laisser la loi de l’offre et de la demande faire seule son œuvre. Au lieu de cela, les autorités ont choisi la voie intermédiaire d’une libéralisation qui n’en est pas vraiment une. « Les blocages du marché, pronostique Betty Fontaine, vont subsister ».